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Déforestation et dénaturalisation des pygmées Baka au Cameroun

Deforestation and denaturalization of the pygmee Baka in Cameroon

Paule Mireille NGO MBAI

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Howard University, USA

ngombai2000[at]yahoo.fr

Impossibilia. Revista Internacional de Estudios Literarios. ISSN 2174-2464. No. 19 (mayo 2020). Monográfico. Páginas 93-115. Artículo recibido 30 septiembre 2019, aceptado 08 mayo 2020, publicado 30 mayo 2020

Résumé : Cet article examine la dialectique entre la déforestation au Cameroun et la dénaturalisation des pygmées Baka à travers une analyse discursive de la chanson « Je suis pygmée » de l’auteur et compositeur Donny Elwood (1996). En effet, la déforestation à outrance de la forêt équatoriale camerounaise n’est pas sans effet sur la (sur) vie de ce peuple nomade, vivant jadis de chasse et de cueillette, en communion avec la nature. L’article se propose d’analyser le cri de détresse qui se dégage des paroles de cette chanson et la structure en même temps. Par ailleurs, ce cri reprend et rappelle celui des pygmées impuissants face à la destruction de leur milieu de vie. De leur paisible et insouciante vie dans la forêt à la dévastation de celle-ci, il s’agit de voir comment le processus de déforestation affecte et dénaturalise ce peuple.

Mots-clés : pygmée, forêt, civilisé, déforestation, dénaturalisation, écosystème, reterritorialisation

Abstract: This paper examines the dialectic between the deforestation in Cameroon and the denaturalization of the pygmies Baka through a discourse analysis of the song « Je suis pygmée » (I am pygmy) from the author and compositor Donny Elwood (1996). Indeed, the excessive deforestation of the Cameroonian equatorial forest has severe impact on the life and survival of this nomadic people, formerly living by picking and hunting in communion with the nature. The purpose of this paper is to analyze the cry of distress which structures this song. This cry also echoes the cry of the pygmies, powerless with this massive destruction of their nature. From their carefree and peaceful living conditions to the devastation of their forest, this paper aims to see how the process of deforestation affects and denaturalizes this people.

Keywords: pygmee, forest, civilized, deforestation, denaturalization, ecosystem, reterritorialization

...

Introduction

« Je suis pygmée » est un titre de l’album à succès Négro & Beau1 (1996) de Donny Elwood. Cette chanson apparaît dans un contexte social marqué par des bouleversements sociaux, économiques et politiques, notamment après l’avènement du multipartisme2 au Cameroun. La parole semble se libérer et le citoyen a désormais la liberté de s’exprimer ; d’où cette chanson qui, à sa manière permet au poète de poser le problème social, écologique et humain qu’est la déforestation et surtout de ses conséquences sur les populations pygmées. Celle-ci peut se définir comme le phénomène de réduction des surfaces de forêt. Au Cameroun, elle se manisfeste « dans un contexte où chaque année des sociétés d’exploitation forestière rasent plus de 20.000 hectares de forêt vierge par an et poussent ainsi ce peuple nomade hors de son territoire » (France 24, 2017).

Si la démographie et l’agriculture sur brûlis jouent un rôle significatif dans la déforestation au Cameroun, l’exploitation de la forêt et des terres défrichées pour le marché extérieur occupe une place centrale dans la dégradation du milieu et la dépossession des populations agroforestières, en particulier des pygmées (Nke Ndih, 2008 : 1). Il va sans dire qu’une telle exploitation à outrance des forêts vierges n’est pas sans effet sur l’écosystème en général et en particulier sur les pygmées, premières victimes de cette situation.

Ainsi, l’analyse du discours que nous entendons faire de cette chanson « s’intéresse de manière privilégiée à l’intrication, dans un dispositif d’énonciation, d’une organisation textuelle et d’une situation de communication » (Boutet & Maingueneau, 2005 : 24-25). En effet, une étude discursive de cette chanson nous permettra d’interroger à la fois sa structure textuelle et surtout son système énonciatif et sa portée pragmatique. Elle se chargera dans sa première partie de décrire le pygmée et sa vie socio-culturelle dans la forêt, afin de voir par la suite comment la destruction de cette dernière le bouleverse et le dénaturalise. En d’autres termes, il s’agit de cerner ce fléau social et écologique qu’est la déforestation et ses conséquences sur l’Homme, en l’occurrence les pygmées Baka du Cameroun.

Description physique et mode de vie des pygmées

Originellement, les pygmées sont des peuples nomades qui naissent et vivent librement de chasse, de pêche, de ramassage et de cueillette, en communion avec les créatures animales et végétales, dans les forêts équatoriales et tropicales de l’Afrique subsaharienne notamment. Ce sont des Hommes reconnaissables par leur petite taille, leur nez assez court et leur dentition bien aiguisée et pointue pour les besoins de nutrition car ce sont de « grands carnassiers » (Elwood, 1996).3 Ils se distinguent aussi par leur pagne en feuillage :

À moitié nus sous les palétuviers

Pour ne pas ressembler aux sangliers

Qui promènent toute leur nudité

Les écorces cachent notre intimité

Iyé, iyé, iyé, iyé, iyé (Elwood, 1996).

Ainsi présenté et avec cette tenue, le pygmée s’immerge dans la nature et fait corps avec l’environnement dans lequel il vit ; il se perd dans la forêt qui l’abrite, le nourrit et le protège. Et le chanteur ne manque pas d’éloges quand il la qualifie d’« univers sacré », quand il affirme :

La forêt tropicale

C’est notre citadelle

La jungle équatoriale

Notre jolie détale

Iyé, iyé, iyé, iyé, iyé, iyé (Elwood, 1996)

pour terminer sa chanson. La forêt est donc un trésor pour le pygmée et il est indéniable que ce dernier lui est intimement et entièrement dévoué.

Dès la première strophe,4 le chanteur singularise et présente physiquement le pygmée comme un être « Ratatiné, le nez épaté ». Puis, il s’affirme lui-même en tant que tel et interpelle son auditoire pour lui rappeler son existence et sa présence dans cette société qui semble l’oublier :

Vous avez deviné je suis pygmée

Autant vous le dire moi je suis pygmée

Iyé, iyé, iyé, iyé, iyé » (Elwood, 1996).

Le refrain « Iyé, iyé, iyé, iyé, iyé » qui termine chaque strophe et rythme ce texte, traduit fidèlement le cri du pygmée et dévoile la valeur culturelle de ce peuple joyeux qui chante et danse en toute circonstance. Il vit insouciant son « authenticité, dans la gaîté en toute liberté » (Elwood, 1996) dans la forêt. La musique est une autre caractéristique des pygmées. C’est pourquoi le poète-chanteur n’hésite pas à intégrer ces composantes musicales dans ce plaidoyer textuel, rythmé par le chant des pygmées, et rendu par l’allitération du son « iyé, iyé, iyé, iyé » qui annonce, termine chaque strophe et parcourt le texte.

Chants, danses, rires et humour s’imbriquent parfaitement dans cette présentation du pygmée et dans l’ensemble du tissu textuel. Ces éléments culturels font de ce dernier un texte bien écrit et rythmé dont le public savoure les paroles, chante, rit et danse avec le poète tout en méditant au message qu’il véhicule. Le poète se charge donc de divertir son public tout en le sensibilisant au phénomène de déforestation.

Cette affirmation de soi s’explique par le choix anaphorique des termes énonciatifs, des pronoms personnels et disjoints, puis des adjectifs possessifs inclusifs, « je », « me », « mes », « moi », « nous » et « notre » qui parcourent les trois premières strophes du poème-chant. Le poète se met donc lui-même en discours en s’identifiant d’abord à son peuple, avant de le défendre tout au long du texte. Ce jeu d’éléments énonciatifs établit un contrat discursif et fusionnel aussi bien entre le poète et ses frères les pygmées dont il se fait le porte-parole dans cette chanson, qu’avec son auditoire qu’il interpelle et sollicite avec le pronom « vous ». Ce faisant, il ramène le pygmée sur la scène nationale et implicitement son public au cœur de la déforestaion qui se produit dans toutes les régions forestières du pays.

Par ailleurs, contrairement à leurs compatriotes « Bantous »,5 occupés à l’agriculture itinérante sur brûlis

[qui] constitue un mode de production agricole familiale de subsistance qui répond aux besoins primaires des populations. Après l’abattage et la défriche, des parcelles sont mises en culture pendant quelques années. Le terrain est ensuite laissé en jachère pendant plusieurs années voire plusieurs décennies en fonction de la fertilité de la terre (Gillet et al., 2016)

et qui détruisent d’une certaine manière la forêt avec l’abattage des arbres, « les pygmées, peuple de chasseurs et de cueilleurs, prélèvent leurs ressources alimentaires [et sanitaires] dans la forêt, de sa faune ou de sa flore » (Nke Ndih, 2008 : 13). Leurs dents sont donc

aussitôt taillées

pour mieux croquer du gibier boucanné

Car un pygmée c’est un grand carnassier (Elwood, 1996)

comme le rapporte le chanteur. Le pygmée apparaît finalement comme un être soucieux et respectueux de la forêt, et ce de génération en génération car

Rien n’a changé depuis l’antiquité

Dans la civilisation du pygmée

Iyé, iyé, iyé, iyé, iyé (1996).

Au lieu de détruire la forêt, il la protège et la préserve plutôt en permettant sa régénérescence.

En effet, par son mode de vie nomade, le pygmée se déplace pour laisser l’écosystème naturel, animal et végétal se refaire. Il va sans dire que la forêt et le pygmée sont intimément liés au point où l’extinction de l’une entraînera forcément celle de l’autre ; d’où ce constat amer du poète à la sixième strophe :

Je suis sûr d’une seule réalité

Nous sommes une minorité menacée

Si la forêt est toujours dévastée

Bientôt le pygmée sera pièce de musée

Iyé, iyé, aya, iyé, iyé, iyé, iyé, iyé (1996).

C’est pourquoi le chanteur plaide explicitement pour la protection du pygmée et de son milieu de vie et le célèbre dans cette chanson tout en l’opposant au « civilisé » qui pollue, guérroie, et détruit la nature.

2. Le civilisé et le pygmée

La « civilisation » d’après le Dictionnaire Larousse en ligne est un « état de développement économique, social, politique, culturel auquel sont parvenues certaines sociétés et qui est considéré comme un idéal à atteindre par les autres ». Elle s’oppose par conséquent à la barbarie qui est un « état d’une société qui manque de civilisation ». Par sa supériorité matérielle, une société dite « civilisée » se croit naturellement en position de domination sur celle qui n’a pas atteint son niveau de développement. Cette idée d’évolution et de progrès sous-jacente au concept de « civilisation » devient cependant écornée lorsque la civilisation a pour fonction d’exprimer « les tendances expansionnistes permanentes de nations et groupes colonisateurs » (Mesure & Savidan, 2006). En ce sens, la civilisation connote d’autres termes tels que l’impérialisme et le colonialisme.6 Un civilisé serait donc quelqu’un de supérieur, de socialement évolué, d’éduqué par la société, de nanti, de poli, de courtois, etc., par opposition au barbare qui serait son contraire.

C’est ainsi que dans le contexte textuel, le « civilisé » (Elwood, 1996) a une connotation hégémonique sur le pygmée. Ici, le civilisé est représenté par le citadin, et surtout par le fonctionnaire qui émarge dans le budget de l’État, et qui dans l’imaginaire social, a le pouvoir économique, social et politique. Il s’agit en un mot celui qui vit et travaille en ville par opposition au pygmée qui vit en forêt. Le poète l’emploie à dessein pour montrer la scission entre le pygmée et le citadin « civilisé », l’évolué par opposition au sauvage. Deux espaces et deux modes de vie les séparent. Quels rapports entretient alors le civilisé avec le pygmée dans ce poème chanté ?

Parce qu’il détient un certain pouvoir, le civilisé méprise le pygmée qu’il considère comme un être inférieur, et dont il profite des services pour ses besoins ponctuels, et surtout lorsque ses intérêts sont mis en jeu. Le pygmée apparaît comme un être marginalisé et dont on ne connaît l’existence que lors de certaines circonstances. Or,

sur le plan anthropologique, considérer l’autre comme inférieur c’est oublier ou ignorer que toutes les sociétés ne se présentent jamais comme les monades fermées sur elles-mêmes et entre lesquelles il n’y a pas d’intelligibilité possible. Ceci parce que toutes les sociétés se posent les mêmes questions mais y répondent différemment (Mesure & Savidan, 2006 : 31).

La notion de relativisme doit s’imposer dans ce cas. En effet, parce qu’ils « sont réputés grands sorciers » (Elwood, 1996), les pygmées sont exploités et ne sont sollicités que lorsque le civilisé a besoin de gibier, recherche une promotion, veut sauver son mariage, ou lorsqu’un match de foot doit être gagné :7

c’est là qu’on pense à moi, monsieur le pygmée,

iyé iyé, iyé iyé, iyééé » (1996).

Le « civilisé » lui apporte alors des « vêtements usés » en échange de ses services. Lorsqu’il a obtenu ce qu’il désire, le civilisé fait des promesses au pygmée qu’il ne tient même pas, comme la vaccination contre la mouche tsé-tsé. Promesse que le poète-chanteur ironise d’ailleurs avec cette question rhétorique :

Nos ancêtres les pygmées du temps passé

Avaient-ils aussi été vaccinés !

Hein ?

Iyé iyé, iyé iyé, iyééé (1996).

Alors « qu’en matière de pharmacopée, populations pauvres sans ressources monétaires, les pygmées souffrent de l’appauvrissement de la biodiversité, dont le résultat direct est la diminution des espèces utilisées pour les [leurs] soins de santé » Nke Ndih (2006). Le poète semble implicitement dire au civilisé de garder sa civilisation destructrice pour lui-même, d’arrêter de profaner ce lieu sacré et de protéger plutôt le pygmée en conservant sa forêt, et non en lui apportant des « vêtements usés » ou en lui promettant la vaccination.

Comparant explicitement par ailleurs ces deux modèles de civilisations (celui des civilisés, calqué sur la civilisation occidentale, et celui des pygmées, traditionnel), le poète conclut dans la septième strophe que

Les vrais civilisés, ce sont les pygmées

Car un pygmée n’a jamais su polluer

Un pygmée n’a jamais voulu guerroyer

Chez les pygmées, il n’y a pas de MST8

Car chez les pygmées c’est la fidélité (Elwood, 1996).

Il satirise la duplicité du civilisé dont les activités, au nom du progrès, se font au détriment de l’écosystème et, ce faisant, célèbre plutôt la communion du pygmée avec la nature. La barbarie semble avoir changé de camp et apparaît ici comme l’essence même de la civilisation moderne qui pollue, pille, détruit, guerroie et diffuse les MST. Chez les pygmées par contre, il n’y a pas de barbarie, c’est le règne de l’authenticité, de la paix et de la fidélité. Le poète réaffirme donc sa civilisation, s’en vante et danse

Je suis pygmée et je reste pygmée

Iyé iyé, iyé, iyé iyé, iyééé (1996).

Au demeurant, peut-on ou faut-il comparer ou hiérarchiser les civilisations ?

La réponse serait négative à notre avis car, toute civilisation est propre à chaque société. Elle a ses avantages, ses inconvénients, et n’est pas non plus statique car toute civilisation devrait s’adapter à l’évolution sociale ambiante. On ne saurait donc imposer une civilisation importée à aucun peuple et la présenter comme « la » civilisation universelle. Chaque peuple a sa civilisation et celle-ci devrait être respectée comme telle. Le concept de civilisation, qui rappelle implicitement celui de modernité occidentale, est déconstruit dans le texte d’Elwood. Celui-ci semble dire à ses concitoyens néocoloniaux et occidentalisés de garder leur « civilisation » hypocrite et destructrice de l’environnement, de sauvegarder l’écosystème forestier et humain, surtout le pygmée immédiatement affecté par ses effets.

3. Déforestation et disparition des pygmées

Si la déforestation à outrance n’est pas arrêtée, l’inconvénient auquel elle expose les pygmées est évident : leur disparition physique. Ils passeront d’Hommes à « pièces de musées », donc à simple objets historiques. Et le poète de s’écrier :

Je suis sûr d’une seule réalité

Nous sommes une minorité menacée

Si la forêt est toujours dévastée

Bientôt le pygmée sera pièce de musée

Iyé, iyé, aya iyé, iyé, iyé, iyé, iyé, iyé (Elwood, 1996).

Le constat est là, la déforestation entraînera forcément la disparition des pygmées. Eux qui, au contraire des civilisés, savent préserver la nature car leur mode de vie est indirectement responsable de la conservation de l’écosystème forestier : « ce mode de vie des pygmées exploite la forêt sans l’agresser, ce qui permet son maintien et une facile régénération naturelle » (Nke Ndih, 2008 :13).

Au demeurant, de nombreux discours, sous forme de sommets et forums internationaux et nationaux, se lèvent à travers le monde pour décrier le phénomène de déforestation et ses conséquences désastreuses sur l’écosystème et la survie des espèces animales, végétales et humaines en l’occurrence le peuple pygmée. « Je suis pygmée » est un cri de détresse face à la mort programmée de la nature et du pygmée, voire à long terme, de l’Homme tout simplement. Un appel à la conscience nationale sur ce phénomène volontairement humain et dévastateur qu’est la déforestation. Celle-ci est aussi la cause de l’aggravation des maladies si l’on en croit ces déclarations de l’IRD (2016) du 12 septembre parues sur le site notre-planète. Selon cette publication et contrairement aux idées reçues, les forêts tropicales non perturbées peuvent exercer un effet modérateur sur les maladies provoquées par les insectes et les animaux. En effet,

le déboisement des forêts primaires reste l'une des causes principales de l'apparition de nouveaux agents infectieux et de leur circulation épidémique dans les populations humaines. 40 % de la population mondiale vit dans des régions infestées par le paludisme. Or, dans les zones fortement déboisées, le risque de contracter cette maladie est 300 fois plus élevé que dans les zones de forêt intacte ! 72 % des maladies infectieuses émergentes transmises par les animaux à l'homme sont propagés par des animaux sauvages par rapport aux animaux domestiques. Les zones déboisées augmentent le contact entre la faune sauvage et l'homme et influencent la transmission d'agents pathogènes IRD (2016).

La préservation de la forêt est par conséquent impérative pour le maintien de la biodiversité. D’autres voix s’élèvent pourtant et s’opposent aux paroles de « Je suis pygmée ». C’est le cas d’Alain Froment, un anthropologue français, qui s’exprime ainsi dans le film documentaire de Maget (2013) :

Les pygmées d’une façon générale, les Baka ici, ne sont pas du tout menacés de disparition, bien au contraire, il y a une vigueur démographique remarquable. On voit des petits enfants partout et en plus, la présence du dispensaire permet de réduire une mortalité qui était longtemps très forte (Maget, 2013 : 0:35:53-0:36:09).

L’arrivée du dispensaire serait implicitement un palliatif à la survie des pygmées et à la destruction de la forêt, puisque les vaccinations permettraient de réduire le taux de mortalité de ces derniers. Il s’agit là d’une autre idée stéréotypée de cette civilisation moderne et occidentale qui croit résoudre les problèmes d’autres peuples alors qu’elle en crée davantage. On pourrait lui demander en quoi la présence d’un dispensaire préserverait-elle la vie des pygmées si leur milieu de vie et tout un écosystème forestier est ostensiblement dévasté ? La survie des pygmées ne tient-elle qu’à leur reproduction ? Qu’en est-il de leur transformation ? Que reste-t-il d’un peuple marginalisé, dénaturé et dépouillé de sa civilisation car désormais réduit à vivre sous un autre modèle ? Il est évident que la déforestation détruit davantage le pygmée que la vaccination ne lui procure une réduction de la mortalité. C’est à juste titre que le poète se demande

Si nos ancêtres les pygmées du temps passé

avaient-ils aussi été vaccinés ?

Hein ?

Iyé, iyé, iyé, iyé, iyééé (Elwood, 1996).

En d’autres termes, la vaccination ne sert à rien au pygmée puisqu’il a toujours vécu sans être vacciné.

Au-delà de « Je suis pygmée », il faut dire que cette déforestation de la forêt camerounaise se fait sans politique de reterritorialisation véritable des pygmées. Les liens symbiotiques qu’ils entretiennent avec les forêts restent difficiles à rompre. Malgré les politiques de sédentarisation menées par les pouvoirs publics, les églises et les ONG qui les exhortent à s’établir dans des villages le long des routes, les populations pygmées tournent encore toutes leurs activités vers le milieu forestier (Nke Ndih, 2008). Celles-ci sont obligées de se construire des tentes au bord des routes créées justement pour l’acheminement du bois coupé vers le port dont l’exportation se déroule sous le regard hagard de pygmées, désemparés et impuissants.

Le « Bosquet »,9 un quartier situé aux environs de Loumié (37 km) dans l’est du Cameroun et où ces derniers côtoient les Bantous, nous permet de voir leur insertion dans la nouvelle société. Dans ce film-documentaire, l’antropologue Alain Froment parle de la reterritorialisation des pygmées en terme « d’effet d’attraction des pygmées de la piste » et constate que

leur nombre augmente et donc finalement l’habitat se structure et se développe … On est déjà dans une ville… Il y a une école, un hôpital, des boutiques, c’est déjà le mode de vie des pygmées de demain qui commence là (Maget, 2013 : 0:21:25-0:21:48).

Cette reterritorialisation précaire des pygmées pose cependant d’autres problèmes, entre autres, celui de leur marginalisation par leurs concitoyens Bantous ainsi que leur inadaptation à ce nouveau mode de vie. Ces derniers les considèrent encore comme des sous-Hommes ou encore comme des animaux. La commerçante Bantou Généviève du Bosquet déclare par exemple qu’

il y a quelque chose qui ne va pas chez l’homme pygmée, il y a quelque chose qui ne va pas. Pourquoi, il ne peut pas changer ? Faites bien les analyses pour l’homme pygmée pour savoir pourquoi il ne devient pas comme nous… Nous autres. Prélevez leur sang et vous allez dans les gros gros laboratoires pour voir ce qu’ils sont… voir s’ils sont vraiment des hommes normaux ou bien s’il n’y a pas un autre sang qui est peut-être en rapport à l’animal, en rapport à autre chose10 (Maget, 2013 : 0:26:06-0:26:45).

C’est aussi le cas avec ces propos d’une autre commerçante Djeny, qui révèlent les moqueries des gens au moment de son installation au Bosquet :

Quand je venais au Bosquet, les gens se moquaient de moi que tu pars vivre avec les pygmées ? Tu vis avec les Bakas ? … Tu vas vivre comment là-bas avec eux, les gens qui sentent ? … Bon, ils se moquaient de moi au départ (Maget, 2013 : 0:23:30-0:23:39).

Après avoir constaté la transformation physique de cette dernière, les discours méprisants à l’égard des Bakas ont changé : « l’argent des Bakas est devenu propre ! », rapporte la commerçante. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres et vice versa, la reterritorialisation des pygmées est donc une aubaine pour les commerçants qui ont pris le risque de s’installer au Bosquet et de côtoyer ces derniers. Les paroles de Djeny ci-contre, soulèvent aussi la question du manque d’ambition des pygmées. Ou plutôt, celui de leur insouciance ou de leur ignorance du monde moderne avec ses notions d’économie ou d’épargne, révélées lorsqu’elle parle de leurs préférences alimentaires :

l’homme Baka aime plus le vin que la nourriture [avant de conclure] : mais ce sont quand même des gens sans ambition. Quand il a l’argent, il gâte ça à l’immédiat, mais il ne pense pas au lendemain (Maget, 2013 : 0:24:25-0:24:35).

Le vieux Baka, personnage porte-parole de sa communauté dans le film, quant à lui, demande qu’on mette en place un système pour faire comprendre aux Bantous qu’ils ont des droits et « il faut vraiment respecter le monde Baka » (Maget, 2013 : 0:27:10-0:27:11).

Ainsi, la déforestation et la reterritorialisation des pygmées Baka, entraîne plutôt d’autres problèmes : celui de leur adaptation au nouvel environnement et surtout de l’alcoolisme. En effet, incapables de s’adapter au nouveau monde qui s’offre à eux, exploités par leurs concitoyens les Bantous qui les utilisent à moindre frais pour des travaux champêtres ou de construction, bon nombre de pygmées se réfugient dans la consommation d’alcool, vendu justement par les Bantous. Face à leur inadaptation et au changement rapide qui les surprend, l’alcoolisme devient pour eux le seul lieu de refuge. C’est donc un autre facteur destructeur de cette population qui ne demande qu’à vivre librement, comme jadis, dans sa forêt natale. Même le vieux Baka exprime son impuissance face à l’alcoolisme dont sont victimes les enfants pygmées dans le film documentaire. Il déclare :

je ne peux rien faire devant les enfants, même mon… mon fils, je ne peux rien faire, parce que dehors ils vont l’entraîner à boire le… le Nofia…qui est mauvais, qui tue, qui brûle l’intérieur du corps ! Mais ! C’est vraiment en train de détruire tout (Maget, 2013 : 0:25:02-0:25:25) !

Cet alcoolisme n’est pas pour autant vu comme

un vice en tant que tel, mais comme un symptôme du mal-être d’une population qui voit que les choses vont trop vite autour d’elle et donc le refuge, c’est l’évasion, finalement c’est l’alcool qui l’emporte […] Et c’est une situation de transition (Maget, 2013 : 0:25:46-0:26:04).

Au demeurant, bientôt une quinzaine d’année après « Je suis pygmée », la condition des pygmées ne s’est pas améliorée. Bien au contraire. Dans son journal de 20 heures du 27 novembre 2019 (0:18:25-0:21:28), la chaîne de télévision Equinoxe parle justement de l’exploitation abusive de la forêt et des pygmées Baka, peuples autchtones avec la complicité du gouvernement et des autorités locales. La même chaîne montrait plus loin, des pygmées Baka installés en plein centre ville de Yaoundé, la capitale du Cameroun, sous des feuilles d’arbres avec un air nostalgique de leur forêt pillée. Image exposant leur désarroi face à leur exclusion à la fois de la forêt et de la société moderne. Quelques tournois de football et certaines activités culturelles sont cependant organisés ça et là dans les villages et retransmis sur la chaîne de télévision nationale pendant les vacances pour encourager la socialisation des pygmées. Même l’école, autre symbole de cette modernité, installée dans le Bosquet, se vide progressivement. L’installation de nouveaux commerçants dans le voisinnage et la musique qui y est diffusée durant la journée, empêchent l’enfant Baka de rester en classe, lui qui a un rapport inné avec la musique. On peut le voir, cette arrivée de la modernité avec le commerce, le dispensaire, l’église et l’école comme le montre le film-documentaire de Maget (2013), n’est guère une solution dans l’insertion du pygmée dans la société.

Il va sans dire que malgré cet effort d’intégration du pygmée dans la société moderne, celui-ci a encore du chemin à parcourir pour s’adapter à ce nouveau mode de vie. Le vieux Baka s’exclame avec dépit à la fin du film : « cette vie moderne, ça détruit tout » (Maget, 2013 : 0:29:16-0:29:18) ! Les pygmées apparaissent désormais comme des êtres apatrides et dénaturés dans le monde qui les entoure et qui évolue à un rythme insoutenable pour eux. Ils doivent progressivement se sédentariser tout en gardant jalousement leur savoir-faire ancestral de la forêt.

©Théo Vansteenkeste

Conclusion

Le cri de « Je suis pygmée » sur le phénomène de déforestation est resté sans effet au Cameroun. La situation du pygmée ne s’est pas améliorée et les forêts camerounaises continuent à être déboisées à un rythme croissant et inquiétant. La situation est la même dans l’ensemble des régions forestières du pays où les populations riveraines sont expropriées avec la complicité des administrateurs locaux corrompus. Si avant les années 1990 la déforestation n’avait d’effet immédiat que sur le pygmée, on observe aujourd’hui qu’elle touche toutes les populations forestières du pays. La déforestation devrait interpeller toute la nation car il y va de sa survie. La protection de l’environnement et surtout de la forêt devrait interpeller tout citoyen.

Par ailleurs, s’il est vrai que la déforestaion peut ne pas avoir lieu au regard des facteurs généralement évoqués tels que la démographie galopante, le dévéloppement économique, le besoin d’infrastructures, l’agriculture sur brûlis, de routes, etc., il n’en demeure pas moins que celle-ci devrait s’accompagner de politique de préservation de la biodiversité et du capital naturel étant donné que la disparition des forêts primaires entraîne forcément d’autres problèmes comme les maladies comme l’évoque l’IRD ci-dessus. Quant au pygmée, il est appelé à s’adapter aux changements qu’il subit. Car « dépossédés de leur seule richesse, la forêt, ils se sont sédentarisés sur les routes dans des conditions parfois misérables » (France 24, 2017). Ces images réflètent cette sédentarisation précaire et actuelle des pygmées Baka.

Bibliographie

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Discographie

ELWOOD, Donny. (1996). Je suis pygmée. Négro & Beau [CD].

Filmographie et Vidéographie

ELWOOD, Donny. (2010, Avril 26). Je suis pygmée. [Vidéo]. Youtube. https://youtu.be/ttRzfODcAXw. [23/05/20].

ÉQUINOXE Télévision (2019). Journal 20h. [Vidéo]. https://youtu.be/nb7YBMVVkiY. [27/05/2020].

FRANCE 24. (2017). Cameroun : la mort à petit feu des pygmées Baka, victimes de la déforestation [Vidéo]. Youtube. https://youtu.be/Jjcqm03Mm-4. [23/05/2020].

MAGET, Laurent. (2013, Décembre 20). Pygmées Baka, le grand virage [vidéo]. Youtube. https://youtu.be/WGiaqMDjlW0. [23/05/2020].


« Je suis pygmée »

Donny Elwood

1.
Ratatiné, le nez épaté
Vous avez déviné, je suis pygmée
Autant vous le dire, moi je suis pygmée
Refrain : Iyé iyé, yié, iyé, iyééé
2.
Je suis né sous un grand palétuvier
Mes dents ont aussitôt été taillées
Pour mieux croquer du gibier boucanné
Car un pygmée, c’est un grand carnassier
Rien n’a changé depuis l’antiquité
Dans la civilisation des pygmées
Refrain : Iyé iyé, yé, iyé iyé, iyééé
3.
La forêt c’est notre univers sacré
Nous y vivons notre authenticité
Dans la gaîté en toute liberté
À moitié nus sous les palétuviers
Pour ne pas ressembler aux sangliers
Qui promènent toute leur nudité
Les écorces cachent notre intimité
Refrain : Iyé iyé, hiyé iyé, iyééé


4.
Quand un civilisé vient voir un pygmée
C’est toujours pour lui demander du gibier
Pour me flatter me donner vêtement usé
Promet qu’il reviendra me vacciner
Pour me protéger contre la mouche tsé-tsé
Nos ancêtres les pygmées du temps passé
Avaient-ils aussi été vaccinés
Hein ?
Refrain : Iyé iyé, iyé iyé, iyééé
5.
Quand un civilisé vient voir un pygmée
C’est quand son poste est déjà menacé
C’est quand sa femme veut déjà divorcer
Car les pygmées sont réputés grands sorciers
Quand un civilisé vient voir un pygmée
C’est quand il veut déjà être nommé
C’est quand un match de foot doit être gagné
C’est là qu’on pense à moi, monsieur le pygmée
Refrain : Iyé iyé, yé, iyé iyé, iyééé
6.
Je suis sûr d’une seule réalité
Nous sommes une minorité menacée
Si la forêt est toujours dévastée
Bientôt le pygmée sera pièce de musée
Refrain : Iyé iyé, aya, iyé, iyé iyé, iyééé
7.
Les vrais civilisés ce sont les pygmées
Car un pygmée n’a jamais su polluer
Un pygmée n’a jamais voulu guérroyer
Chez les pygmées, il n’y a pas de MST
Car chez les pygmées c’est la fidélité
Je suis pygmée et je reste pygmée
Refrain : Iyé iyé, yé, iyé iyé, iyééé
8.
La forêt tropicale, c’est notre citadelle
La jungle équatoriale, notre jolie détale
Refrain : Iyé iyé, yé, iyé iyé, iyééé

1Cet album lui fait remporter le prix musical organisé par Radio France Internationale en 1996.

2Notre but ici n’est pas de parler du multipartisme au Cameroun, mais simplement de situer notre corpus d’analyse dans son contexte social d’apparition.

3Nous citerons longuement le texte « Je suis pygmée », notre corpus d’analyse.

4« Je suis pygmée » se présente comme un poème chanté de huit strophes rythmées par les tam-tams et les balafons, instruments de musique locale dont le poète se sert pour authentifier son chant à la mesure du sujet qu’il expose. Le lecteur comprendra donc pourquoi nous parlons de strophes, de poème chanté et de poète parfois au lieu de chanteur.

5Autres peuples des régions équatoriales et tropicales de l’Afrique subsaharienne.

6Loin de nous l’idée de refaire l’Histoire de ces notions. Le but est simplement d’expliquer la « civilisation » pour en comprendre les enjeux de notre objet d’étude et surtout pour ne pas nous en éloigner.

7Le poète fait allusion à la ferveur du peuple camerounais pour le football. L’on est prêt à tout pour voir l’équipe nationale, « Les lions indomptables », remporter des victoires lors des rencontres internationales.

8Maladies sexuellement transmisibles.

9Celui-ci nous permet de voir la reterritorialisation des pygmées Baka après la destruction de leur forêt.

10La transcription est nôtre.

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