HAROLDO DE CAMPOS ET LA THÉORIE DE LA TRADUCTION LITTÉRAIRE
HAROLDO DE CAMPOS Y LA TEORÍA DE LA TRADUCCIÓN LITERARIA
HAROLDO DE CAMPOS AND THE THEORY OF LITERARY TRANSLATION
Inês Oseki-Dépré
Université Aix-Marseille
https://orcid.org/0000-0001-5064-1904
Fecha de recepción: 06/09/2024
Fecha de aceptación: 11/01/2025
DOI: https://doi.org/10.30827/tn.v8i2.31520
Résumé : Dans le présent essai, je tenterai d'articuler les positions créatrices du poète Haroldo de Campos avec les prémisses qui les soutiennent et qui proviennent du modernisme brésilien, en particulier des idées d'Oswald de Andrade sur « l'anthropophagie » et qu’Haroldo de Campos a su de façon remarquable combiner avec la pratique et la théorie de la traduction littéraire. Partant de l'anthropophagie, érigée en mot de passe du modernisme (Oswald de Andrade), il a désigné la traduction comme l'opération anthropophage par excellence. Combinant la pensée de Walter Benjamin sur la tâche du traducteur à la pratique créative d’Ezra Pound, il propose une théorie de la traduction littéraire en tant qu'activité critique et de transcréation. Le but de cette activité est, d'une part, l'enrichissement du patrimoine littéraire brésilien, la valorisation de la matérialité du signe pris comme point de départ pour la transcréation d'un autre signe. Sa bibliographie en ce sens est immense : de grandes quantités de ses œuvres de transcréation (des troubadours provençaux, de Dante, de la Bible et d'Homère à Ezra Pound, ou James Joyce) l’attestent.
Mots-clés : anthropophagie ; traduction littéraire ; critique ; transcréation.
Resumen: En este ensayo, intentaré articular las posiciones creativas del poeta con las premisas que las sustentan y que proceden del modernismo brasileño, en particular de las ideas de Oswald de Andrade sobre la «antropofagia» y que Haroldo Campos supo combinar de manera sobresaliente con la práctica y la teoría de la traducción literaria. Partiendo de la antropofagia, erigida como seña del modernismo (Oswald de Andrade), designó la traducción como la operación antropofágica por excelencia. Combinando el pensamiento de Walter Benjamin sobre la tarea del traductor con la práctica creativa de Ezra Pound, propone una teoría sobre la traducción literaria como actividad crítica y de transcreación. La finalidad de esta actividad es, por una parte, el enriquecimiento del patrimonio literario brasileño, la valorización de la materialidad del signo tomado como punto de partida para la transcreación de otro signo. Su bibliografía en este sentido es inmensa: un gran número de sus obras transcreativas (de los trovadores provenzales, Dante, la Biblia y de Homero a Ezra Pound, o James Joyce) dan cuenta de ello.
Palabras clave: antropofagia; traducción literaria; crítica; transcreación.
Abstract: In this essay, I will attempt to articulate the creative positions of the poet Haroldo de Campos with the premises that support them and that stem from Brazilian modernism, in particular Oswald de Andrade's ideas on “anthropophagy”, and that Haroldo de Campos knew in an outstanding way how to combine with practice and theory of literary translation. Starting from the anthropophagy, erected as the modernism password (Oswald de Andrade), he designated the translation as the anthropophagous operation by excellence. Combining Walter Benjamin’s thinking about the translator’s task to the creative practice of Ezra Pound, he proposes a theory about literary translation as a critical and transcreation activity. The purpose of this activity is, on the one hand, the enrichment of the Brazilian literary heritage, the valorization of the materiality of the sign taken as the starting point for the transcreation of another. His bibliography in this sense is immense: it is evidenced by his large body of work in the field of transcreation (from the Provençal troubadours, Dante, the Bible and from Homer to Ezra Pound, or James Joyce).
Keywords: Anthropophagy; Literary translation; Criticism; Transcreation.
1. Anthropophagie et traduction
En 2005, dans une brève introduction à mon livre De Walter Benjamin à nos jours, je commentais la différence aporétique de la réception en France et au Brésil de la thèse de Walter Benjamin (« La tâche du traducteur ») publiée en 1926 dans la préface de sa traduction allemande de « Tableaux parisiens » de Charles Baudelaire.
En effet, on constate que si en France la réception de ce texte a donné lieu à une interprétation philosophique de type herméneutique, aboutissant à la valorisation de la traduction littérale (« traduire mot à mot », dit Derrida), au Brésil, principalement à travers l'élaboration d'Haroldo de Campos (via Pierce et Iser), elle soutient une poétique du faire[1].
Dans le présent essai, je tenterai d'articuler les positions créatrices du poète avec les prémisses qui les soutiennent et qui proviennent du modernisme brésilien, en particulier des idées d'Oswald de Andrade sur « l'anthropophagie » et qu'Haroldo de Campos développe dans son célèbre article intitulé « De la raison anthropophage : dialogue et différence dans la culture brésilienne » (Metalinguagem 231). Dans cet article, en effet, Haroldo de Campos propose la thèse selon laquelle la littérature brésilienne est née en parlant baroque (et non infans) et cela grâce à ce que le critique appelle, d'après Oswald de Andrade, l'anthropophagie, l'ingestion de littérature étrangère à travers la traduction.
Haroldo de Campos appuie sa démonstration sur la conceptualisation moderniste oswaldienne (1922) exposée dans le poème « Poesia Pau-Brasil »[2] : l'assimilation de l'espèce brésilienne de l'expérience étrangère réinventée dans ses propres termes et — ajoute-t-il — avec les « qualités locales qui donnent au produit un caractère unique et autonome, lui permettant de fonctionner dans une confrontation internationale en tant que produit d'exportation »[3] (De Campos, « Prefacio » 31).
En ce sens, le poète baroque Gregório de Matos Guerra fut le premier anthropophage brésilien, traduisant et recréant ce qu'il y avait de plus original en Espagne et au Portugal aux XVIe et XVIIe siècles (Camões, Garcilaso). De cette manière, est rejetée la thèse traditionnelle selon laquelle la littérature brésilienne serait une continuation de la littérature portugaise, elle-même formée à partir de la littérature française, qui est la thèse « officielle » de l'histoire littéraire brésilienne.
En réalité, c'est à Oswald de Andrade, poète, critique, grande figure du modernisme brésilien qui a débuté avec la Semaine de l'Art Moderne (1922), que l’on devra la formulation (mot d’ordre) du slogan « Seule l'anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement […] Nous avons eu la justice : codifier la Vengeance. La science : codifier la Magie. Anthropophagie : transformation permanente du Tabou en Totem »[4] (Obras 289).
Haroldo de Campos traduit la formule oswaldienne[5] par la « pensée de la dévoration critique du legs culturel universel »[6] (Metalinguagem 234), soucieuse non seulement de la définition de l'origine du legs brésilien mais de la manière dont cette « dévoration » serait possible, c'est-à-dire, par la traduction, car il ne s'agit pas seulement d'utiliser l'intertextualité (cannibale), qui est la relation avec d'autres textes ou d'autres cultures, mais de constituer un patrimoine littéraire de haut niveau.
En ce sens, la traduction sera une opération déterminée par deux objectifs : la traduction comme critique et comme création. En effet, en tant que poète, essayiste et critique, à partir de ses hypothèses, il propose un paradigme qui révolutionne les canons diachroniques traditionnels, qui va de Gregório de Matos à Caetano Veloso, pour le domaine luso-brésilien, mais qui, de la même manière, va jusqu’ à Homère, à la Bible, aux poètes de la vieille Chine et du vieux Japon et se poursuit avec Dante, Mallarmé, Joyce, Pound, Cummings, tous traduits par lui.
2. Traduction et théorie
À partir du texte de Walter Benjamin (« La tâche du traducteur »), Haroldo de Campos affirme que « dans la mesure où (l'original) décharge (la traduction) de la tâche de transposer le contenu non essentiel du message et lui permet de se consacrer à une autre entreprise de fidélité à la forme »[7] (Deus e o Diabo 179), c'est l'original qui sert d'une certaine manière la traduction. En effet, pour Walter Benjamin, l'ancienne opposition entre fidélité et liberté doit être abolie car l'extrême fidélité à l'original fixe la traduction dans un état de la langue qui sera dépassé. En revanche, la liberté, qui caractérise les mauvais traducteurs, privilégie le contenu et non la forme. Ceci corrobore la thèse d'Albrecht Fabri (« Präliminarien ») selon laquelle « l'essentiel dans l'art est d'être tautologique », car les œuvres d'art « ne signifient pas, mais elles sont » (De Campos, Metalinguagem 31). Et pour Walter Benjamin : « La traduction est une forme » (« La tâche du traducteur »).
C'est pourquoi, selon Fabri, le propre de l'art littéraire est la phrase absolue, celle qui « n'a d'autre contenu que sa structure », celle « qui n'est rien d'autre que son contenu », par conséquent intraduisible, dans la mesure où la « traduction suppose la possibilité de séparer le sens et le signe ». Le lieu de la traduction serait ainsi « le désaccord entre ce qui est dit et ce qui est dit »[8] (De Campos, Metalinguagem 31). La traduction montre, selon le critique, le caractère moins parfait ou moins absolu (moins esthétique) de la phrase et c'est en ce sens qu'il affirme que « toute traduction est critique », car « elle naît de la déficience de la phrase », « de par son insuffisance, à valoir pour elle-même ». Max Bense complète cette idée dans le même numéro d’Augenblick en distinguant « l'information documentaire », « l'information sémantique » et « l'information esthétique » (De Campos, Metalinguagem 32). L'information documentaire reproduit quelque chose d'observable, une phrase empirique, une phrase enregistrée.
Haroldo de Campos donne un exemple. Dans la phrase « L'araignée tisse la toile », l'information sémantique dépasse la « documentaire », elle dépasse ce qui est observé, elle ajoute quelque chose de plus que ce qu'on peut observer dans la mesure où dans l'exemple « L'araignée tisse la toile », on peut ajouter le critère de vérité (vrai ou faux). Max Bense poursuit : désormais, l'information esthétique transcende la sémantique lorsqu'il s'agit de « l'imprévisible, la surprise, l'improbabilité de l'ordre des signes ». Ainsi dans le poème de João Cabral de Melo Neto (« A aranha passa a vida / Tecendo cortinados / Com o fio que fia / De seu cuspe privado ») nous sommes confrontés à une « information esthétique » (De Campos, Metalinguagem 33). La différence entre ces trois types d'informations réside dans le fait que la formulation du poète ne peut être modifiée, elle ne peut être codée que sous la forme élaborée par l'artiste. Et il ajoute : « L’information esthétique est donc indissociable de sa réalisation » (33).
D’après Bense, dans l'information esthétique, la redondance est minime ou absente : l'information esthétique est donc indissociable de sa réalisation, ce qui la rend « intraduisible ». Cette affirmation est corroborée par la célèbre phrase de Roman Jakobson lorsqu'il affirme : « […] la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition créatrice » (Jakobson 86). L’intraduisibilité de la poésie amène Haroldo de Campos à affirmer que :
Une fois admise la thèse de l’impossibilité en principe de traduire des textes créateurs, il nous semble que cela engendre le corollaire de la possibilité, en principe également, de recréer ces textes. Nous aurons, comme le veut Bense, dans un autre langage, une autre information esthétique, autonome, mais toutes deux seront liées l'une à l'autre par une relation d'isomorphie : elles seront différentes comme langage, mais, comme les corps isomorphes, elles se cristalliseront au sein d'un même système (Metalinguagem 34)[9].
Concernant la fonction critique de la traduction, Haroldo de Campos mentionne le chapitre « Criticism by translation » du poète Ezra Pound, considéré par lui comme « l'exemple maximum d'un traducteur-recréateur »[10] (35). Dans ce chapitre, Pound considère que la critique a deux fonctions, dont la première consiste à tenter théoriquement d'anticiper la création. La deuxième fonction est basée sur le choix : « un classement général et une purge de ce qui a déjà été fait ; élimination des répétitions… » ; « la mise en ordre des connaissances pour que la prochaine génération puisse retrouver le plus rapidement possible sa part de vie et perdre le moins de temps possible sur des questions obsolètes »[11] (De Campos, Metalinguagem 36). Ce qui fait écho à sa devise « Make it New », qui signifie redonner vie au passé littéraire valable par la traduction (Die Verjüngung chez Goethe). Pour mieux expliciter cette idée, il serait intéressant ici de comparer les traductions par Haroldo de Campos et Ezra Pound de la première partie (sous forme de sonnet) de Canzone de Guido Cavalcanti.
Cavalcanti, Canzone (1255-1300) :
Donna mi prega, – perch'eo voglio dire
D'un accidente – che sovente - è fero
Ed è si altero – ch'é chiamato amore :
Si chi lo nega – possa ‘l ver sentire !
Ed a presente – conoscente - chero,
Perch' io no spero – ch’om di basso core
A tal ragione porti canoscenza :
Chè senza – natural dimonstramento
Non ho talento – di voler provare
Là dove posa e chì lo fà creare,
E qual sia sua vertute e sua potenza
L'essenza – poi e ciascun suo movimento,
É ‘l piacimento – che’l fà dire amare,
E s’omo per veder lo pó mostrare (…)
(47)
Pound, Translations (1963) :
Because a lady asks me, I would tell
Of an affect that comes often and is fell
And is so overweening: Love by name.
E'en its deniers can now hear the truth,
I for the nonce to them that know it call,
Having no hope at all
that man who is base in heart
Can hear his part of wit
into the light of it,
And save they know't aright from nature's source
I have no will to prove Love's course
or say
Where he takes rest; who maketh him to be ;
Or what his active virtu is, or what his force ;
Nay, nor his very essence or his mode ;
What his placation ; why he is in verb,
Or if a man have might
To show him visible to men’s sight (133).
Campos, Traduzir & Trovar (1968) :
Pediu-me uma Senhora
fale agora
Dum acidente
geralmente
forte
E de tal porte
que é chamado Amor
Quem ora o nega
prove-o novamente
Mas um presente
entendedor
requeiro
Nem espero
de um baixo coração
Conhecimento aberto desta razão
Se não se apega
a natural sustento
Meu intento não
vai poder provar
Onde êle nasce e quem o faz criar.
Qual é sua virtude e sua potência
A essência
e depois o movimento
O encantamento
que há em dizer amar
E se alguém pode vê-lo à luz do olhar (…) (51).
Malgré les affinités entre les deux poètes, on constate qu'Ezra Pound utilise des procédés spécifiques, qui lui sont propres, absents dans la traduction brésilienne.
Sans entrer dans les détails, on peut souligner l’utilisation du « fridge effect » dans la traduction anglaise, un effet « frigidaire » caractérisé par le mélange d’archaïsmes et d’expressions modernes, absent dans la traduction d’Haroldo de Campos. Mais d’un autre côté, les deux poètes maintiennent le schéma métrique (strophes en décasyllabes) et le respect de la versification, car, selon Pound : « the rhythm of any poetic line corresponds to emotion » (133).
Le poème de Cavalcanti possède des rimes externes et internes, visibles dans les deux traductions, bien qu'en anglais, les innovations se trouvent principalement dans le vocabulaire et la syntaxe (constructions elliptiques), plutôt que dans la prosodie. Ainsi, au vers 2, on retrouve le mot « affect », rare, suivi de la tournure familière « and is fell ». Au vers 3, « And is so overweening », également en anglais familier, est suivi de « Love by name », également familier, au lieu de « called love ». Le vers 5 combine la formule archaïsante « I for the nonce » avec une expression elliptique, « that know it call ». Aux vers 6 et 7 apparaissent des expressions archaïsantes telles que « is base in heart / Can hear his part of wit / into the light of it », qui rappellent des vers de Shakespeare. Toujours du vers 8 au vers 11, nous pouvons mentionner les archaïsmes « know’t aright » (v. 8), « Love’s course, takes rest » (au lieu de to rest), suivi de la forme verbale archaïque « Maketh » (v. 9). Au début du vers 10, « Nay » est archaïque, ainsi qu'au vers 11, « placation », suivie de la forme elliptique « why he is in verb ». L’expression « To show him visible to men’s sight » appartient également au registre de la syntaxe archaïque. Le reste vient d’une syntaxe familière, qui correspond à l’aspect « didactique » du projet d’Haroldo de Campos.
Ezra Pound, comme Hölderlin avant lui dans sa traduction de l'Antigone de Sophocle, rapproche Cavalcanti du lecteur contemporain, ce qui se produit, de manière différente, avec la traduction d'Haroldo de Campos, comme on peut le voir ci-dessous.
Dans le poème original, les rimes sont souvent externes, selon le schéma de la terza rima : v. 1 / v. 4 ; v. 2 / v. 5 ; v. 3 / v. 6, en alternance avec des rimes internes : « conoscenza » (v. 7), « chè senza » (v. 8), « dismostramento » (v. 8), « non ho talento » (v. 9), suivies de deux rimes riches : « provare » (v. 9), « creare » (v. 10). Les deux vers suivants contiennent encore des rimes internes : « potenza » (v. 11), « L’essenza » (v. 12), « movimento » (v. 12), « piaciamento » (v. 13), et le poème se termine par deux vers aux rimes plates, en distique : « amare », « mostrare ».
Les décasyllabes dans la traduction d'Haroldo de Campos sont brisés graphiquement, présentés de manière fragmentée mais complétant toujours les dix syllabes. Le quatrain de Cavalcanti se transforme en heptasyllabe et le dernier vers devient le premier de la strophe suivante. Les rimes sont riches (fin de vers/césure) : senhora/agora ; acidente/geralmente ; forte/porte ; Amor/entendedor ; novamente/presente ; requeiro/espero ; coração/razão ; provar/criar ; potência/essência ; movimento/encantamento ; amar/olhar. Fragmentant le décasyllabe (comme dans ses propres poèmes), le poète supprime les tirets de la version italienne, créant un souffle différent, avec des blancs, des pauses, sans ponctuation. Le poème apparaît dans son essence, lapidaire.
Le poème difficile de Cavalcanti renaît dans une traduction d'Haroldo de Campos, dans une version proche de l'original, mais différente et contemporaine. Le poète a établi une relation d’isomorphisme avec l’original, que je tenterai d’expliquer ensuite.
3. Isomorphisme et transcréation
Poursuivant sa lecture de la « Tâche du traducteur », et dans la mesure où Walter Benjamin affirme que la traduction est une forme, Haroldo de Campos ajoute :
Traduire la forme, c'est-à-dire le « mode d'intentionnalité » (Art des Meinens) d'une œuvre – une forme signifiante donc, intra-code sémiotique – signifie, en termes opérationnels d'une pragmatique de la traduction, retracer le chemin configurateur de la fonction poétique, en le reconnaissant dans le texte source et en le réinscrivant comme dispositif d'engendrement textuel dans la langue du traducteur, pour arriver au poème transcréé comme un re-projet isomorphe du poème original (Deus e o Diabo 180)[12].
Autrement dit, produire une traduction isomorphe dans laquelle la relation intime et réciproque entre les langues (Benjamin) vise à dévoiler sous la couleur d'une « affinité élective », sa forme sémiotique essentielle qui n'implique pas, pour la poésie, des contraintes métriques, « jeux parcimonieux de rimes terminales à la contrainte métrique »[13] (42). Bref, le traducteur doit conserver le « mode d'intentionnalité » de l'original afin de produire une transcréation qui exprime sa créativité. L’un de ses objectifs est de libérer la forme sémiotique effacée dans l’original « dans le même geste dans lequel elle semble se désolidariser de sa surface communicative »[14] (208).
Les exemples ne manquent pas pour illustrer la manière dont le poète cherche à recréer l'original dans notre langue.
Isomorphisme donc au niveau graphique, formel, syntaxique, tous ces exemples sont là pour illustrer la précision du génie de De Campos. Nous proposons, pour conclure cette série, la traduction du Sonnet en x, de Mallarmé par Augusto de Campos (qui pratique la même « méthode » traductive d’Haroldo), également traduit par Octavio Paz en espagnol.
Mallarmé, « sonnet IV » (1899) :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore.
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore).
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor (68-69).
Octavio Paz, Traducción: literatura y literalidad (1968) :
El de sus puras uñas ónix, alto en ofrenda,
La Angustia, es medianoche, levanta lampadóforo,
Mucho vesperal sueño quemado por el Fénix
Que ninguna recoge ánfora cineraria:
Salón sin nadie ni en las credencias conca alguna
Espiral espirada de inanidad sonora,
(El Maestro se ha ido, llanto en la Estigia capta
Con ese solo objeto nobleza de la Nada.)
Mas cerca la ventana vacante al norte, un oro
Agoniza según tal vez rijosa fabula
De ninfa alanceada por llamas de unicornios
Y ella apenas difunta desnuda en el espejo
Que ya en las nulidades que clausura el marco
Del centellar se fija súbito el septimino (47).
Campos, Mallarmé (1976) :
Puras unhas no alto ar dedicando seus ônix
A Angústia, sol nadir, sustém, lampadifária,
Tais sonhos vesperais queimados pela Fênix
Que não recolhe, ao fim, de ânfora cinerária
Sobre aras, no salão vazio: nenhum ptyx.
Falido bibelô de inanição sonora
(Que o Mestre foi haurir outros prantos no Styx
Com esse único ser de que o Nada se honora).
Mas junto à gelosia, ao norte vaga, um outro
Agoniza talvez segundo o adorno, faísca
De licornes, coices de fogo ante o tesouro,
Ela, defunta nua num espelho embora,
Que no olvido cabal do retângulo fixa
De outras cintilações o séptuor sem demora (65).
Contrairement à la traduction de la Canzone, le poète conserve ici la forme graphique du sonnet (4/4/3/3). Les rimes sont maintenues dans les quatrains et les transformations s'opèrent dans les tercets : alors qu'en français on trouve des rimes plates « or »/ « décor » dans le premier tercet, en portugais elles apparaissent dans les tercets : en rimes alternées : « or »/ « tesouro ». En français, la rime demeure dans le tercet suivant ; Mallarmé rime « or »/ « décor » avec « encor », forme en apocope de rappel. Augusto de Campos ajoute le mot « faísca » à la fin du vers, qui rimera, de manière intéressante, avec une rime fixe mais anagrammatique (faiska = fiksa). Si Mallarmé fait rimer l'adverbe « encor » avec le nom « septuor », Augusto de Campos fait rimer la conjonction « embora » avec le nom « demora ». Exemple de traduction isomorphe, le sens reste intact malgré les transformations.
En revanche, si Octavio Paz dans un auto-commentaire entend traduire Mallarmé de manière gongoresque, en ce qui concerne la traduction d’Augusto de Campos, on peut remarquer sa grande similitude avec l'original, l'auteur conservant même les rimes en « ix ». Le poète brésilien remplace « ce minuit » par « sol nadir » pour maintenir les sonorités. Dans les tercets, le traducteur privilégie l'assonance, en gardant le son « o » dans le premier et en le remplaçant par « ora » dans le second. La traduction D’Augusto de Campos présente un aspect baroque qu'Octavio Paz tente également de préserver dans sa traduction. Dans les deux cas, Mallarmé devient baroque.
4. Conclusion
Si la « tâche du traducteur » engendre des positions antithétiques dans la traduction, cette même aporie se retrouve dans la pratique d’Haroldo de Campos. En effet, réconciliant la thèse de Walter Benjamin avec les propositions de Fabri ou de Max Bense, Haroldo de Campos opte pour une traduction transcréative ou isomorphe. La traduction de textes créatifs devient ainsi une création parallèle mais autonome.
Il s'agit d'un programme de travail en plusieurs étapes, dont la première, cruciale, est l'analyse du texte original. Il s'agit, comme le préconise Maïakovski pour la création du vers, de démonter et de remonter la machine de création, illustrant ainsi l'affirmation de J. Salas Subirat : « Traduire est la manière de lire la plus attentive »[15] (De Campos, Metalinguagem 80). Cette manière de lire permet également, par comparaison, de mesurer le degré d'intertextualité (influences) qui unit les deux textes, original et traduction.
Il s’agit ensuite de proposer une recréation du texte original « à travers les équivalences, dans notre langue, de toute (son) élaboration formelle (sonore, conceptuelle, imagée) » (De Campos, « De la traduction » 1072) afin de parcourir les étapes de la création originale, ce qui revient à privilégier la forme (allitérations, paronomases, assonances) et qui fait écho à l'affirmation d'Ezra Pound à propos de la traduction de Cavalcanti : « La perception de l’intellect est donnée dans le mot, celle des émotions dans la cadence » [16] (11).
La troisième étape du processus créatif d'Haroldo de Campos, qui correspond à l’évolution de son œuvre et de sa manière de traduire, mais qui n'est pas incluse dans la présente étude, consiste à exiger une traduction qui efface l'original. C’est ce que le poète appelle la « translucifération »[17] (Deus e o Diabo 209), qu’il entend réaliser dans sa traduction du Faust de Goethe.
La théorie d'Haroldo de Campos, innovante et mal connue, est celle qui permet d'expliquer les traductions en cascades (traductions de traductions de traductions) et de retrouver dans la poésie brésilienne contemporaine, par exemple, toute une tradition du texte palimpseste travaillé par Pound à partir des parchemins de Sapho en passant par les haïkus : ra/derat/ Gongyla... dans la réconciliation des langues, comme le souhaitait Walter Benjamin.
Bibliographie citée
Andrade, Oswald de. Anthropophagies. Paris, Flammarion, 1982.
______. Obras completas. Vol. 7: Poesias reunidas. Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1971.
Benjamin, Walter. « La tâche du traducteur ». Mythe et Violence, traduction de M. de Gandillac, Paris, Denoël, 1971.
Bense, Mas. « Das existenzproblem der Kunst », Augenblick, no. 1, Stuttgart-Darmstadt, mars 1958.
Campos, Haroldo de. Traduzir & Trovar. São Paulo, Papyrus, 1968.
______. « Prefacio ». Oswald de Andrade. Obras completas. Vol. 7: Poesias reunidas. Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1971.
______. « De la traduction comme création et comme critique », Change, no. 70, 1972, pp. 71- 84.
______. Deus e o Diabo no Fausto de Goethe. São Paulo, Perspectiva, 1981.
______. Metalinguagem & Outras Metas. São Paulo, Perspectiva, 1999.
Campos, Haroldo de ; Augusto de Campos et Décio Pignatari. Mallarmé. São Paulo, Perspectiva, 1975.
Cavalcanti, Guido. Rima. Édité par Guido Cattaneo, Turin, Einaudi, 1967.
Derrida, Jacques. « Qu’est-ce qu’une traduction relevante? ». Actes des quinzièmes assises de la traduction littéraires, Arles, Actes Sud, 2000, pp. 21-48.
Fabri, Albrecht. « Präliminarien zu einer Theorie der Literatur ». Augenblick, no. 1/58, 1958.
Jakobson, Roman. Essais de Linguistique générale. Paris, Minuit, 1963.
Mallarmé, Stéphane. Œuvres complètes. Paris, Gallimard, 1945.
Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Lagrasse, Verdier, 1999.
Melo Neto, João Cabral de. Terceira Feira. Rio de Janeiro, Editora do Autor, 1971.
Oseki-Dépré, Inês. De Walter Benjamin à nos jours. Paris, Honoré Champion, 2006.
Paz, Octavio, traducteur. « Soneto IV », de Stéphane Mallarmé. Traducción: literatura y literalidad, Barcelona, Tusquets, 1990.
Pound, Ezra. Translations. New York, New Directions, 1963.
[1] D’une certaine façon, proche dans ses énoncés mais pas dans la pratique, d’un Henri Meschonnic.
[2] Le poème-manifeste d’Oswald de Andrade a initialement été publié dans le journal Correio da Manhã, édition du 18 mars 1924.
[3] « Qualidades locais que dão ao produto um caráter autônomo conferindo-lhe a possibilidade de funcionar por seu turno em uma confrontação internacional como produto de exportação ».
[4] « Somente a antropofagia nos une. Socialmente. Economicamente. Filosoficamente [...] Tínhamos a justiça: codificar a Vingança. A ciência: codificar a Magia. A antropofagia: transformação permanente do Tabu em Totem ».
[5] « La lutte entre ce qu’on pourrait appeler l’incréé et la Créature — illustrée par la contradiction permanente entre l’homme et son Tabou. L’amour quotidien et le modus vivendi capitaliste. Anthropophagie. Absorption de l’ennemi sacré. Pour le transformer en totem. L’humaine aventure. La finalité terrestre » (de Andrade, Anthropophagies 274).
[7] « no momento em que a desonera da tarefa de transportar o conteúdo inessencial da mensagem [...], e permite-lhe dedicar-se a uma outra empresa de fidelidade à forma ».
8 « É a razão pela qual, segundo Fabri, a essência da arte (literária) é a tautologia”, pois as obras artísticas “não significam, mas são”, por conseguinte intraduzível, na medida em que a “tradução supõe a possibilidade de separar o sentido e o signo”. O lugar da tradução seria assim “o desacordo entre o que é dito e o que é dito”. A tradução mostra, segundo o crítico, o caráter menos perfeito ou menos absoluto (menos estético) da frase e é nesse sentido que ele afirma que “toda tradução é crítica”, pois “ela nasce da deficiência da frase”, “por sua insuficiência a valer por si própria” ».
[9] « Admitida a tese da impossibilidade em princípio da tradução de textos criativos, parece-nos que esta engendra o corolário da possibilidade, também em princípio, da recriação desses textos. Teremos, como quer Bense, em outra língua, uma outra informação estética, autônoma, mas ambas estarão ligadas entre si por uma relação de isomorfia: serão diferentes enquanto linguagem, mas, como os corpos isomorfos, cristalizar-se-ão dentro de um mesmo sistema ».
[10] « Em nosso tempo, o exemplo máximo de tradutor-recriador é, sem dúvida, Ezra Pound ».
[11] « ordenação geral e expurgo do que já foi feito; eliminação de repetições... » ; « a ordenação do conhecimento de modo que o próximo homem (ou geração) possa o mais rapidamente encontrar-lhe a parte viva e perca o menos tempo possível com questões obsoletas ».
[12] « Traduzir a forma, ou seja, o « modo de intencionalidade » (Art des Meinens) de uma obra —uma forma significante, portanto, intracódigo semiótico – quer dizer, em termos operacionais, de uma pragmática do traduzir, re-correr o percurso configurador da função poética, reconhecendo-o no texto de partida e reinscrevendo-o, enquanto dispositivo de engendramento textual na língua do tradutor, para chegar ao poema transcriado como re-projeto isomórfico do poema originario ».
[13] « Jogos parcimoniosos de rimas terminais sob restrições métricas ».
[14] « No mesmo gesto em que se dessolidariza, aparentemente, de sua superfície comunicativa ».
[15] « Traduzir é a maneira mais atenta de ler».
[16] « The perception of the intellect is given in the word, that of the emotions in the cadence ».
[17] « A essa desmemória parricida chamarei “transluciferação” ».