THE RELUCTANT FUNDAMENTALIST DE MOHSIN HAMID. UN RECIT DE RADICALISATION ?[1]
THE RELUCTANT FUNDAMENTALIST DE MOHSIN HAMID. ¿UN RELATO DE RADICALIZACIÓN?
MOHSIN HAMID’S THE RELUCTANT FUNDAMENTALIST. A TALE OF RADICALIZATION?
Pierre Katzarov
Université Bordeaux Montaigne
pierre.katzarov@u-bordeaux-montaigne.fr
Fecha de recepción: 21/09/2023
Fecha de aceptación: 05/02/2024
DOI: https://doi.org/10.30827/tn.v8i1.29070
Résumé : Les attentats du 11 septembre 2001 ont eu des conséquences géopolitique, sociale, juridique et politique importantes, en premier lieu aux États-Unis ; mais ils ont aussi suscité des réactions littéraires. Cet article constitue une vignette qui présente et interroge la façon dont Mohsin Hamid joue avec le thème de la radicalisation idéologique dans son roman The Reluctant Fundamentalist (2007). On y analysera comment l’auteur travaille des discours et des représentations convenues du terrorisme et de la radicalisation afin de piéger le lecteur, et lui présenter un miroir de sa propre radicalité. La conclusion ouvre un questionnement sur ce qui constituerait la radicalité spécifiquement littéraire d’un roman, à partir d’une proposition de Justine Huppe.
Mots-clés : roman ; terrorisme ; radicalisation ; radicalité ; littérature transnationale.
Resumen: Los atentados del 11 de septiembre de 2001 tuvieron importantes consecuencias geopolíticas, sociales, jurídicas y políticas, principalmente en Estados Unidos, pero también provocaron reacciones literarias. En este artículo presentamos e interrogamos el modo en que Mohsin Hamid juega con el tema de la radicalización ideológica en su novela The Reluctant Fundamentalist (2007). Analizaremos cómo el autor utiliza el discurso y las representaciones convencionales del terrorismo y la radicalización para atrapar al lector y sostener un espejo ante su propio radicalismo. Siguiendo el trabajo de Justine Huppe, la conclusión del articulo propone algunas interrogaciones con respecto a eso que se podría identificar como una radicalidad específicamente literaria en la novela.
Palabras clave: novela; terrorismo; radicalización; radicalidad; literatura transnacional.
Abstract: The 9/11 attacks in 2001 resulted in significant geopolitical, social, legal, and political consequences, primarily within the United States; however, they also sparked literary responses. This article examines how Mohsin Hamid explores the theme of ideological radicalization in his novel The Reluctant Fundamentalist (2007). It analyzes how the author manipulates conventional discourses and representations of terrorism and radicalization to ensnare the reader, presenting them with a mirror of their own radicality. The conclusion raises questions about what would constitute the specifically literary radicality of a novel, drawing on a proposition by Justine Huppe.
Keywords: Novel; Terrorism; Radicalization; Radicality; Transnational literature.
Le 11 septembre 2001 est devenu un repère historiographique au point d’être considéré comme la date d’entrée tragique dans le XXIe siècle. Ces attaques sont perçues comme les premières d’une série d’attentats qui ont ensuite frappé —et frappent encore— notamment l’Europe de l’Ouest. Elles ont également ouvert un moment où a été rendu urgent le besoin fondamental de comprendre et d’élaborer des récits, là où ce qui surgit d’abord est la sidération. À ce titre, la littérature se trouve face à différentes injonctions et prescriptions parfois contradictoires. Tantôt on annonce la mort d’un registre —l’ironie comme marque d’une disjonction du réel désormais inacceptable[2] ; tantôt on réaffirme l’importance morale de la lecture ; tantôt on assigne à la fiction le rôle, au contraire, de ne pas s’aligner sur les discours politique et médiatique qui réinstituent une unité politique au moyen d’une logique manichéenne distinguant Eux et Nous[3].
En effet, pour rendre intelligible ces événements, on se tournerait bien plus volontiers vers les discours auxquels nous nous en remettons ordinairement pour nous dire la vérité, à savoir les discours politique, médiatique et scientifique. Ces discours ont donné un nom à cette trajectoire qui conduit un individu à, un jour, commettre un attentat : la radicalisation. Toutefois, cette notion n’est pas sans poser problèmes et suscite un grand nombre de critiques. Nombreuses sont les études qui identifient la superposition problématique « entre le sens commun, le champ scientifique et le monde politique pour ne pas dire médiatico-politique » (Brie et Rambourg). L’interpénétration de ces champs dans l’élaboration d’un discours sur le terrorisme et la radicalisation est le signe d’une urgence à produire de la connaissance. Mais elle a pour conséquence l’élaboration d’une « fausse évidence » de la notion de radicalisation qui en devient une « notion molle ». Caroline Guibet-Lafaye a notamment démontré que la notion est devenue un instrument politique qui a servi « d’opérateur dans le discours politique, au glissement du registre de l’adversaire politique à celui de l’ennemi voire du terroriste » (« Radicalisation : de l’adversaire à l’ennemi »). Or ce glissement de registre est hautement stigmatisant puisqu’il a tendance à constituer des groupes sociaux entiers comme suspects en faisant du terme de radicalisation un quasi-synonyme de djihadiste[4].
Ainsi, les différentes interprétations en termes de fanatisme, de choc des civilisations ou de folie meurtrière, ainsi que nombre d’étiquettes politique et médiatique, alimentent une grille de lecture morale, et composent un univers plus ou moins manichéen dans lequel ces événements sont lus. Il y aurait donc un paradoxe dans un discours politique et médiatique qui, par son cadrage et son traitement, dépolitise la question de la radicalisation (Guibet-Lafaye, « Portraits de terroristes »)[5]. On pensera par exemple à la notion de « Guerre contre la terreur » (War on Terror) de l’administration Bush, et la politique associée de guerre préventive.
C’est dans ce contexte que paraît le roman de Mohsin Hamid dont il est ici question. Mohsin Hamid est un écrivain pakistanais naturalisé britannique, désormais placé aux côtés d’autres noms de la littérature indo-pakistanaise d’expression anglaise, et reconnu comme un des acteurs contemporains de la littérature de la globalisation et de la transnationalité (Wilson 177 ; Jay 9, 95-117). Une des richesses de son œuvre romanesque réside également, selon nous, dans la sollicitation originale et audacieuse du lecteur qui informe le dispositif narratif de ses romans.
Nous en trouvons un exemple dans The Reluctant Fundamentalist (L’intégriste malgré lui). Commencé en 2001 et publié en 2007, le roman donne à lire le monologue d’un Pakistanais qui s’adresse à un auditeur —auquel le lecteur peut s’identifier par le mécanisme d’adresse directe à la deuxième personne— au cours d’un repas dans un marché de Lahore qui en constitue le cadre énonciatif. Le jeune Changez raconte à celui qu’il interpelle comme un Américain bien bâti et assez mystérieux son parcours et ses déceptions amoureuse et politique aux États-Unis. Il brossera le portrait notamment de Jim, son patron, et Erica, son amante. Il fait le récit de sa propre radicalisation idéologique, tout en laissant planer un doute sur sa véritable activité —est-il impliqué dans des réseaux terroristes ?—, tout comme planera un doute constant sur la véritable identité de cet auditeur : est-il un assassin sous couverture ou bien un simple touriste ?
Le roman de Hamid offre donc un cadre qui le rend identifiable comme un modèle de counter-narrative (contre-récit). Le roman n’est ni une illustration de modèles scientifiques, ni une exemplification des portraits-types élaborés dans les discours médiatique et politique. Il ne s’agit pas, par exemple, de faire d’un modèle théorique descriptif de l’embrigadement violent le canevas d’un récit fictionnel. Au contraire, le roman ouvre ici un espace qui prend pour objet la fabrique d’un appareil de représentation du monde : un espace où se pense, se conteste et s’altère le politique, entendu comme « la constitution d’une sphère d’expérience spécifique » où s’établie un autre « partage du sensible » (Rancière, Politique de la littérature 11). Ainsi le roman problématise l’éco-système médiatique et politique d’un lecteur lui-même préconçu comme Occidental et anglophone. Nous faisons donc le choix de proposer une lecture rapprochée de ce roman en tant que « expectant anglophone [reader] » (Clements 61), en essayant de tenir de front trois strates de questionnements.
À un premier niveau nous présenterons comment Mohsin Hamid utilise de manière ludique des clichés médiatico-politiques et une symbolique exagérée afin de mettre en évidence les représentations stéréotypées de l’Islam et du musulman qui irriguent l’espace américain après le 11 septembre 2001.
A un deuxième niveau, nous formulons l’hypothèse que par ce moyen, le roman conduit le lecteur (occidental) à objectiver la nature radicale de toute adhésion à des représentations et des valeurs. Cette hypothèse s’appuie sur le travail de Gérald Bronner qui s’est attaché à distinguer extrême et radical en postulant que l’extrémisme est lié à la nature extrême d’une idée, quand la radicalité décrit une modalité d’adhésion à une croyance, disposition en partage entre l’individu caractérisé comme normal et l’individu caractérisé comme extrémiste[6].
Enfin, à un troisième niveau nous nous interrogeons sur la capacité du roman à se réapproprier les notions de radicalité et de radicalisation par le travail littéraire qu’il leur impose. Ces notions, utilisées dans l’espace publique, paraissent en effet réinvesties dans un sens qui déborde leur seul emploi administratif ou politicien.
Nous étudierons d’abord le récit singulier de radicalisation de Changez comme un piège ironique pour le lecteur occidental. Ensuite, nous verrons comment le personnage de Hamid se trouve en mesure de pointer les impasses politiques qui minent une société américaine en pleine radicalisation. Enfin, nous argumenterons que la dimension politique du roman revient à présenter au lecteur un miroir de sa propre radicalité.
1. Un récit singulier et ironique de radicalisation
Changez prend en charge un récit qui, ironiquement, piège le lecteur occidental dans un jeu constant de stimulation et de révocation de certaines attentes liées à des émotions déjà présentes et présupposées par l’auteur —suspicion, crainte, loyauté— que le contexte post-9/11 exacerbe. De l’aveu de Hamid lui-même, il s’agit de déstabiliser « les préjugés occidentaux les plus tenaces vis-à-vis de l’Islam » (popular Western preconceptions of Islam) (Hamid, Correspondances 132).
Il s’agit pour Changez de raconter son histoire singulière, et la mention de l’intégriste programme une attente pour le lecteur dans un contexte de préoccupation constante pour le terrorisme, notamment d’inspiration religieuse. Cependant, la nuance contenue dès le titre —« reluctant »— constitue un premier pied de nez : l’oxymore d’un intégrisme réticent renvoie immédiatement à un régime de sens où la certitude est bien peu certaine. L’horizon d’attente est déjà brouillé.
On lit bien le récit d’une trajectoire vers une posture radicale : Changez, qui se destinait à devenir un parfait américain et un analyste modèle dans un grand cabinet de conseil —nommé Underwood Samson (US)—, enchaîne les désillusions, subit un temps l’atmosphère sécuritaire et xénophobe qui se développe aux États-Unis après le 11 septembre, se met à porter la barbe en signe de résistance, abandonne son poste, et retourne au Pakistan où il devient un professeur et un militant actif. Son discours est ponctué de critiques acerbes :
L’agressivité était omniprésente, en ce temps-là : la rhétorique dans laquelle avait basculé votre pays –non seulement ses dirigeants mais aussi la presse, y compris des journalistes supposément critiques– nourrissait sans relâche mon ressentiment et ma colère. […] Cette Amérique-là, il fallait arrêter sa dérive, dans l’intérêt non seulement du reste de l’humanité mais aussi du sien (174-175)[7].
Néanmoins, on ne trouve pas le récit d’un individu qui sombre dans la violence. Il s’agit plutôt de créer des tensions permanentes qui font de celle-ci un horizon, sans que jamais la chose ne soit dite. Il n’y a pas de passage à l’acte en tant que tel. Changez semble simplement s’amuser à mettre son auditeur/lecteur sur ses gardes lorsqu’il interrompt son récit : ainsi de la mention d’un de ses étudiants arrêté pour avoir planifié l’assassinat d’un fonctionnaire américain, ou de l’évolution de la situation-cadre (la nuit tombe progressivement, le serveur semble inquiétant).
Cette stratégie narrative prend l’allure d’un piège étouffant pour le lecteur occidental à la merci complète d’un narrateur finalement peu fiable, car seul détenteur de la parole, et d’une parole qui plus est énigmatique, raffinée et menaçante.
Les nombreuses protestations d’authenticité et de véracité sont des déclencheurs d’une suspicion imputée à l’auditeur :
Je vois très bien à votre air que vous ne me croyez pas. Peu importe. Il suffit que je sois convaincu de la véracité de ce que j’affirme (188)[8].
Je ne suis pas enclin aux inventions ni aux faux-semblants […] (159)[9].
[C]omme dans toute histoire[…], ce n’est pas l’exactitude des détails qui la rend pertinente, mais la force de son contenu narratif. Et je vous garantis que, dans ses grandes lignes, elle s’est déroulée à peu près de la manière dont je vous l’ai dit (126-127)[10].
L’auditeur/lecteur est en outre immédiatement reconnu —et donc assigné à une identité (sexe, apparence, nationalité, plus tard orientation sexuelle)—, à mi-chemin entre le délit de faciès et une certaine acuité pour l’altérité qui serait le résultat d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit dont l’Américain a manqué, en trahissant une inquiétude devant un homme barbu :
Comment ai-je su que vous étiez américain ? Non, non, ce n’est pas à cause de la couleur de votre peau. […] Ce n’est pas non plus votre tenue qui m’a mis sur la voie […]. Non, c’est d’abord votre attitude qui m’a permis de deviner vos origines et … mais, attendez on dirait que vos traits se sont durcis, cette remarque n’avait pourtant rien d’insultant, je vous assure ! Ce n’était qu’une simple observation (7-8)[11].
Le piège se referme d’autant plus que le narrateur a le monopole de la parole, dans un environnement linguistique où il est le garant de la traduction de l’Urdu à l’anglais. Le lecteur s’assimile donc à un personnage en absence totale de maîtrise. Il doit se laisser porter par un narrateur dont le récit alterne entre des déclencheurs amusés de tensions et des scènes pathétiques qui rendent incertain le sens à donner à la lecture, et le jugement à porter sur le locuteur. En effet, Changez, personnage qui se montre doux et sensible, est victime d’une scène d’insulte, de mépris et d’humiliation lorsqu’il se fait agresser dans un parking :
[J]’ai été approché par un individu que je n’avais jamais vu. Approchant son visage du mien de façon inquiétante, il a produit une série de sons inintelligibles, « akhala-malakhala », peut-être, ou « khalapal-khalapala ». […] À ce moment, un autre homme a surgi. Tout en me lançant un regard haineux, il a saisi son ami par le bras et l’a entraîné plus loin en lui répétant que cela ne valait pas la peine. L’autre s’est laissé faire, non sans lancer, quand il était déjà à plusieurs pas de moi : « Fucking Arab ! » (125-126)[12].
Ces dynamiques contradictoires constituent un piège littéraire, mais également éthique, sur lequel on reviendra plus tard.
Finalement, le récit a une saveur qui repose sur le fait que l’univers sensible dans lequel le lecteur occidental le reçoit programme un certain nombre d’attentes qui seront conjointement entretenues et déjouées.
Le fort potentiel romanesque de la thématique terroriste et du parcours de radicalisation semble ici déjoué. Là où l’on pouvait attendre un thriller policier[13], il semblerait que d’autres questions prennent le pas sur le basculement de Changez vers une posture résolument anti-américaine, notamment une question identitaire. Changez s’emploie à signaler que certains modes d’existence lui ont été impossibles ou déniés. Le récit est fondamentalement instable, et le narrateur s’en amuse, puisque la vérité et le mensonge dans sa confession sont indiscernables :
Qu’ai-je donc fait pour « arrêter l’Amérique », me demandez-vous ? Vous n’avez vraiment aucune idée à ce sujet, sir ? Ah, vous hésitez… N’ayez crainte, je ne serai jamais assez indélicat pour vous arracher une réponse. Je vais vous le dire, ce que j’ai fait, même si ce n’est pas grand-chose et si, j’en ai peur, cela reste loin de ce que vous attendiez sans doute (176)[14].
Changez en vient à identifier un certain nombre de limites inhérentes à l’espace politique et éthique américain, et à organiser les jalons de son affirmation identitaire et subjective.
2. Impasses politiques, solutions littéraires
Sa radicalisation se lit donc sur plusieurs plans. Certes, elle est idéologique ; mais elle peut également désigner un mécanisme identitaire, à savoir le fait d’avoir pu trancher entre plusieurs discours et plusieurs lieux, d’avoir trouvé les moyens de s’assurer une forme de stabilité.
Le texte de Hamid repose habilement sur un paradoxe : la relative instabilité du récit de Changez se fonde sur des éléments qui se veulent extrêmement transparents. La relation de Changez au territoire américain est ainsi figurée de manière presque trop lisible à travers différents personnages et institutions.
D’une part, le personnage de Jim est présenté comme un mentor, au sein d’un cabinet dont les initiales renvoient immédiatement aux États-Unis comme Nation. Jim apprécie Changez et lui reconnaît une certaine ressemblance que Changez reçoit volontiers, tout en sachant que cela s’écarte de la réalité : Jim vient d’un milieu dirt poor et incarne la réalisation du self-made man à l’américaine, Changez est lui plutôt d’une famille en plein déclassement économique, sans pour autant être pauvre. Il admire Jim, mais finit par rejeter sa grille de lecture néolibérale et pragmatique qui partage le monde selon des purs critères de rentabilité au nom d’un idéal de progrès déshumanisé qui valorise la figure du shark. L’entreprise et Jim deviennent des symboles très clairs de l’impérialisme économique américain.
D’autre part, c’est la relation amoureuse avec Erica, une étudiante de Princeton. Son nom est évocateur —I am Erica / America— et elle devient le support métaphorique de la relation de Changez à la nation américaine entière. À la fascination de Changez pour Erica répond un intérêt sincère et exotique d’Erica pour Changez. Cette relation est entravée par la nostalgie de la jeune femme, qui fait le deuil de l’amour de sa vie, Chris, mort prématurément, et devient absolument impossible au lendemain des attentats du 11 septembre. Alors que Changez doit faire concurrence à un amant mort et mythifié, le personnage d’Erica répond de plus en plus aux critères attendus de radicalisation : elle s’isole, rejette radicalement le réel, change d’apparence, et finit par passer à l’acte —dans son cas, elle disparaît— d’une manière que le narrateur associe à une piété presque sectaire.
C’est pour cela qu’[Erica] se plaisait dans ce centre […] où les patients pouvaient s’abandonner à leur vie intérieure sans éprouver de culpabilité. […] Son visage était émacié […] avec une expression exaltée qui rappelait la ferveur d’une pénitente (141)[15].
Moi, je me suis dit qu’elle ressemblait à une dévote qui parvient à la fin du mois de jeûne et qui s’est tellement absorbée dans la prière et la lecture du livre saint qu’elle a négligé de se sustenter correctement après la tombée de la nuit. Mais j’ai gardé cette réflexion pour moi (141)[16].
Il faut souligner que la question de la ferveur religieuse devient une métaphore rejetée du côté américain, que la traduction met moins en relief que le texte original qui charge le terme « devout » d’un effet de mention par l’emploi de l’italique. Or c’est notamment à travers le lexique religieux que le narrateur cerne les fondements communautaires auxquels il se heurte, à l’échelle du couple comme de la société entière.
Le récit exhibe ainsi des supports qui permettent de matérialiser l’échec constant à faire communauté, à redéfinir un espace au sein de l’aire américaine où Changez aurait sa place.
L’échec amoureux et l’échec socio-culturel se superposent. D’une part Changez raconte qu’il essayait d’être le plus américain possible lors de ses déplacements professionnels dans des pays pauvres avec Jim, d’autre part il se compromet pathétiquement en offrant à Erica de n’être qu’un corps sur lequel elle puisse projeter, la nuit de leurs seuls ébats, le souvenir de l’amant mythique et magnifié. Les termes de honte et de suprématie permettent de charger l’événement intime d’une dimension plus politique :
« Fais comme si j’étais lui », ai-je répété. […] [J’ai ressenti] un mélange de satisfaction et de honte, également intenses. La première était compréhensible, la seconde me laissait bien plus perplexe. Était-ce d’avoir perdu crédit à mes propres yeux en revêtant l’identité d’un autre ? Était-ce l’humiliation de découvrir la suprématie obstinée de mon rival disparu dans le bizarre triangle sentimental au sein duquel je m’étais retrouvé ? (114)[17].
En tout cas, la tentative est infructueuse sur le plan amoureux et social, et l’échec se lit dans les mêmes termes mythologiques :
Peut-être cet âge d’or avait-il été aussi merveilleux qu’elle me l’avait décrit si souvent, ou bien le passé exerçait-il sur elle une telle attraction parce qu’il était imaginaire ? Je n’étais pas certain de croire en la réalité de leur amour : n’était-ce pas, après tout, une religion qui ne m’accepterait jamais en son sein, même converti ? (122)[18].
En tant que nation, vous étiez incapables de réfléchir aux maux que vous partagiez avec ceux-là mêmes qui vous avaient attaqués. Vous vous réfugiiez dans la proclamation d’une différence mythifiée, dans le présupposé arbitraire de votre supériorité (175)[19].
C’est l’opération mythique au fondement de toute communauté, politique notamment, qui est ici déclinée, identifiée, et reprochée directement à l’auditeur/lecteur, supposé incarner les États-Unis, et peut-être plus largement l’Occident en général.
À ce titre, rappelons que le 11 septembre 2001 a eu un effet direct sur la genèse de ce roman. En effet, Mohsin Hamid avait rendu le premier manuscrit au cours de l’été 2001. Les premiers retours de son éditeur, concomitants avec les événements, l’ont conduit à plusieurs recompositions et à une intégration des attentats dans l’économie du roman. Ce qui était donc, au départ, un roman sur les questionnements identitaires d’un Pakistanais aux États-Unis, est aussi bien devenu un roman sur l’américanité. Autour du pivot que sont les attaques contre le World Trade Center, le regard américain délaisse une forme de goût pour l’exotisme (dont Erica fait preuve) ; et Changez d’être la victime d’une posture de rejet qui n’est finalement que le revers, dans une période de crise, de cet attrait initial.
En ce sens, l’anecdote du séjour en Grèce avec des camarades de Princeton est révélatrice :
[J]’en arrivais parfois à me demander par quel étrange caprice de l’évolution humaine mes compagnons, que dans mon propre pays j’aurais catalogués parvenus tant leurs manières étaient frustes, se croyaient autorisés à se comporter en tous lieux comme s’ils étaient les maîtres du monde (28)[20].
Ce que Mohsin Hamid parvient ici, semble-t-il, à thématiser, ce n’est pas tant une attitude américaine en soi, qu’une perception de l’américanité qui se trouve énoncée par ailleurs par Arjun Appadurai dans Géographie de la colère.
Mohsin Hamid rend sensible, en somme, l’idée que « les civilisations sont des illusions […] tenaces, dangereuses et puissantes » (« pervasive, dangerous and powerful ») (Correspondances 15).
Ainsi, le traitement que Changez semble réserver à son auditeur apparaît comme le retour de bâton d’un mécanisme constant qui révèle un rapport de force : nous sommes ce que l’Autre nous fait être, et la négociation de cette identité est âpre.
Changez raconte comment il s’est défait d’un régime général d’assignation. Le monde qu’il désirait intégrer s’est brusquement radicalisé, et il s’est vu confier la tâche impossible de n’avoir aucune loyauté contradictoire. Quand bien même il y serait parvenu, l’évaluation de cet accomplissement ne lui revient pas. C’est cette aporie qu’il exprime dans les termes du soupçon qui émaillent son récit :
[J’étais] conscient d’être soudain devenu un objet de soupçon (82)[21].
[E]n raison de mon appartenance à une race suspecte, j’étais placé en quarantaine, soumis à des contrôles supplémentaires (164-165)[22].
A un autre niveau, donc, les références aux soupçons, qui semblaient d’abord alimenter une tension narrative auprès de l’auditeur, renvoient désormais explicitement au regard excluant de la société dont l’auditeur est le représentant.
Le roman entier devient le signe d’une reconquête de la part de Changez, qui reprend une certaine maîtrise sur le monde. Son récit en fait le seul maître à bord, et il y conjugue ce qui ne pouvait l’être dans le temps narré. Le récit est rythmé par un repas au marché d’Anarkali à Lahore, et les ruptures du récit assurent un va-et-vient constant entre le Pakistan et les États-Unis ; des vieilles bâtisses du marché, on en vient à commenter le faux-vieux des bâtiments de Princeton.
Changez devient capable de maîtriser les regards qui sont portés sur le monde, et de choisir la sensibilité qui doit prévaloir. Il explique la conscience qu’il a de l’american gaze, et pose les bases d’une nouvelle communauté sensible —« a sort of Third World sensibility » (67)— qui semble a priori se définir en opposition à la communauté américaine :
Lorsqu’on arrive d’Amérique ici, une certaine phase d’adaptation est nécessaire. Par exemple, il faut oser un nouveau regard sur les choses. Moi-même je me rappelle ce que le mien avait d’américanisé quand je suis revenu à Lahore (131)[23].
Changez parvient à délaisser le rôle de janissaire au service de l’impérialisme économique américain. Cette référence culturelle aux milices de soldats d’origine chrétienne convertis à l’Islam dans l’empire Ottoman lui est présentée au cours d’une mission au Chili. Ce vieux libraire de Valparaiso dont il fait l’audit, nommé Juan Bautista —celui qui baptise, ou fait renaître— lui fournit un outil pour nommer ce qu’il craint de devenir.
En somme, le récit de la relation de Changez à la société américaine peut s’interpréter comme le récit d’une conflictualité rendue visible entre « régime de signification des mots » et un « régime de visibilité des choses » (Rancière, Politique de la littérature 17).
3. Politique du roman : suspension des évidences sensibles
La radicalisation dont il est question semble donc d’abord, mais pas seulement, un mécanisme qui apporte une réponse à la question Qui suis-je ?, et ne se loge dans l’imaginaire du terrorisme que de biais, de manière à jouer avec les peurs et les fantasmes d’un auditeur/lecteur entièrement fabriqué par le narrateur et qui se confond avec un lecteur occidental.
Mais plutôt que de reproduire des séparations franches, le roman ouvre un espace politique neuf.
La notion de radicalisation n’est pas viable dans le roman sous sa seule acception politique et administrative, qui renvoie à des trajectoires en amont d’événements terroristes, et qui, depuis 2001, est étroitement liée au terrorisme islamiste.
En effet, le mécanisme de radicalisation se rend lisible en regard du mécanisme identitaire, tel que le décrit Jean-Claude Kaufmann. Selon le sociologue, l’identité relève d’un « processus de définition du sens » qui articule d’une part une dimension objective, et d’autre part une dimension subjective (L’invention de soi 102). L’identité serait alors le résultat d’une opération subjective qui consiste à trancher et à donner du sens à ce qui, dans l’individualité, relève de la socialisation. Loin de se confondre avec l’identification administrative, l’identité produit du sens à partir d’éléments hérités ou assignés qui sont sans cesse retravaillés. L’identité n’est donc pas une essence, mais une construction obtenue par « une fixation et une réduction » —normalement « provisoires » (Identités : la bombe à retardement 12).
La radicalisation serait alors compréhensible comme cet effort de stabilisation identitaire, comme la caractéristique d’un discours qui vise à présenter une image de soi stable et ferme, à même de s’imposer à autrui.
Le cadre du roman permettrait donc de renvoyer les errances autour de la notion de radicalisation dans l’espace public à une errance plus profonde, singulière et collective à la fois, autour de la notion d’identité : Changez est rendu progressivement inapte à investir les rôles d’emprunts qui lui étaient proposés, et il radicalise sa position, c’est-à-dire qu’il la stabilise.
Conscient du jeu social, il est sensible à la question de la public persona. Ce personnage qu’il peut présenter au monde n’est toutefois pas autonome, et Changez est heurté par le risque de dépossession qu’il y a à systématiquement s’adapter à un environnement social et culturel sur lequel l’on n’a pas de prises : « Je manquais de substance, voilà tout. Je ne savais pas vraiment quelle était ma place : New York ? Lahore ? Les deux ? Ni l’un ni l’autre ? » (155)[24].
Lorsque le jeune Changez en mission à Manille voit à la télévision les images du 11 septembre, il explique avoir été plus sensible à la puissance des images que compatissant pour les victimes, ressentant presqu’une forme de joie étrange, ce qui choque son auditeur : « À la télévision, la mort m’émeut avant tout quand elle n’est pas réelle, quand elle frappe des personnages fictifs, certes, mais avec lesquels j’avais tissé des relations à la faveur de plusieurs épisodes de feuilleton » (80)[25].
Cette prééminence du symbole, et le discours de Changez sur la puissance empathique de la fiction suggère une lecture de toute relation intersubjective comme une négociation avec autrui de l’image —de la fiction— de soi que l’on désire faire exister. En ce sens, le nom de Changez (changes) pour le lecteur anglophone est tout à fait symbolique[26], puisque l’idée de changement recouvre la tension de la notion d’identité, entre sa fluctuation —au cours du temps, à travers des espaces géographiques— et la stabilité qu’elle requiert pour l’énoncer.
En somme, Mohsin Hamid élabore dans ce roman un dispositif où l’identité, singulière et collective, repose sur des représentations partagées qui font l’objet d’une élaboration commune entre les individus, et a fortiori entre narrateur et lecteur.
Or, ces représentations partagées, les grands symboles, les stéréotypes culturels sont ici mis en cause. Changez les expose en tant que tels, leur ôte ainsi leur semblant de naturalité, et les déplace hors d’un certain registre mythique. C’est pourquoi les symboles sur-investis et sur-lisibles sont multipliés ; c’est également pourquoi le narrateur expose des archétypes et des renversements évidents des clichés : il s’agit de les maitriser, pour les rendre lisibles comme des clichés, des fondements communautaires —il applique ainsi le mantra de Underwood Samson : « focus on the fundamentals ».
Ainsi, le cabinet Underwood Samson et le personnage d’Erica sont des symboles largement transparents, ne serait-ce que sur le plan de l’onomastique. Changez convoque les stéréotypes de la nonchalance et de la désinvolture teintée de supériorité qui devrait caractériser l’étudiant classique d’une Ivy League School ou le grand bourgeois de l’Upper East Side. Le père d’Erica dira au sujet du Pakistan au cours d’un diner avec la condescendance archétypale du dominant :
« Corruption, autoritarisme, les riches de plus en plus riches alors que les autres souffrent. Ne vous méprenez pas, surtout : j’aime et je respecte les Pakistanais. Ce sont des gens fiables. Mais la classe dirigeante viole et pille sans scrupule, n’est-ce pas ? Et puis l’intégrisme ! Vous avez un sérieux problème avec l’intégrisme, vous autres » (61)[27].
Pourtant, dans l’économie du roman, le fondamentalisme —« l’intégrisme »— est américain :
« Concentre-toi sur les principes de base » : c’était le credo essentiel d’Underwood Samson, celui qui nous avait été martelé sans relâche depuis le tout premier jour (106)[28].
Pour reprendre l’expression de Madeline Clements dans Writing Islam from a South Asian Muslim Perspective :
At its best, Hamid’s ludic fiction reflects and refracts stereotypical images of a Pakistani Muslim nation still framed by fears about Islamist affiliations in the English-speaking world (61).
La rigidité avec laquelle la figure d’auditeur est construite élabore une forme de miroir de l’opération d’assignation identitaire. Mais cette figure est également devenue un support ironique, étant donné que ce roman a désormais été traduit dans de nombreuses langues : il a donc été lu par des lecteurs et lectrices dont les différences avec ce You comprenaient justement la langue. Si le premier public visé est anglophone —et sûrement occidental— la circulation ultérieure du roman par la traduction semble renforcer la démonstration : l’identité ne s’impose ni ne s’assigne, elle se négocie ; elle est intersubjective.
En somme, à la différence des discours politique ou médiatique, le roman n’apparaît pas monolithique. Mohsin Hamid ne s’emploie pas à reconduire un mécanisme de fabrication de représentations, mais fait voir au lecteur à quel point ce sont des fictions qui sont à l’origine des représentations dans l’espace social. Ce faisant, il met en garde contre une adhésion naïve à des émotions et représentations partagées et préexistantes.
Cette mise en garde repose sur le fait que l’auditeur de Changez est programmé comme une machine à interpréter des signes, et le lecteur, a priori confondu avec lui, se trouve en fait à bonne distance pour l’évaluer. Au fil du récit, Changez se construit une figure qui, en surface, s’apparente au portrait médiatique du fondamentaliste islamiste (barbe, cicatrice), et insiste sur le fait que son auditeur est constamment sur le qui-vive, comme une bête traquée, de l’incipit, à l’excipit, où l’auditeur, accompagné jusqu’à son hôtel par Changez, est apparemment pris en filature.
Ne soyez pas effrayé par ma barbe : j’aime l’Amérique ! (7)[29].
Je vois que vous avez remarqué cette cicatrice sur mon avant-bras […] Laissez-moi donc vous rassurer, sir, et vous dire que l’origine de cette blessure n’est que très banale (53)[30].
D’accord, je conviens que ces hommes sont maintenant plutôt près de nous […] Mais ils n’ont aucune intention hostile à votre égard, je vous assure. Cela paraît une évidence et pourtant je me sens obligé de le souligner : vous ne devez pas penser que nous autres Pakistanais sommes tous des terroristes en puissance, tout comme nous aurions tort d’imaginer que tous les Américains sont des tueurs en mission secrète (190)[31].
On trouve une mise en garde contre le jugement hâtif, et la fin, véritable cliffhanger, ne permet d’ailleurs pas de trancher. Mais il convient de s’y arrêter. En effet, la saveur de cette mise en garde n’est probablement pas la même pour le lecteur non-occidental dont l’écart avec la figure de l’auditeur est plus important ; en ce sens, même le renversement et le jeu d’adresse, par leur radicalité, sont des éléments volontairement exagérés qui mettent en évidence la « fausse évidence » de la notion de radicalisation telle qu’elle est employée dans le discours politique (Brie et Rambourg).
Néanmoins, certaines lectures du roman de Mohsin Hamid envisagent l’ambiguïté de cette fin indécise comme une forme d’optimisme qui n’anticipe pas la variété des réceptions, notamment selon une position socio-culturelle et selon l’état des préjugés du lecteur ou de la lectrice. Ambreen Hai problématise cette réception en commentant les réactions à l’ouvrage de ses étudiants. Elle distingue notamment d’une part la propension de ses étudiants internationaux issus du Sud Global à envisager Changez comme une victime, d’autre part celle des étudiants américains à voir en Changez un terroriste (448). Ainsi, ce que nous décrivons comme une (dé)radicalisation du lecteur ne correspondrait pas à une lecture courante, mais une lecture instruite :
The problem with Hamid’s admirable but over-optimistic goal […], is that if readers are not already self-conscious, primed or willing to become self-aware, and if he novel does not actively thwart readers’ tendencies to read in accordance with pre-existing biases, it runs high the risk of simply reaffirming those preconceptions and prejudices (446).
S’appuyant notamment sur un certain nombre de recensions du roman, Ambreen Hai soulève un point très important, mais qu’il est difficile d’appuyer définitivement sans une étude quantitative systématique de la réception. En outre, est-il possible d’attester que le roman, s’il échoue à battre en brèche des préjugés occidentaux, accroitrait leur diffusion ? Les préjugés en question ne seraient-ils pas un obstacle à la lecture, sinon même à l’achat, de ce roman ? En tout cas, ce point de discussion est effectivement crucial, et il permet, selon nous, de remettre en lumière une condition sine qua non de tout échange –particulièrement l’échange qui se tient dans la lecture d’un roman : l’honnêteté.
En définitive, nous privilégions une interprétation où le lecteur est invité à ne pas oublier que, fondamentalement, la crainte et le soupçon sont ici sans objets tangibles. En effet, en dépit des différentes conditions de réception de l’œuvre, une lecture honnête force à constater que le texte ne permet pas de conclure, a fortiori de formuler un jugement moral définitif sur Changez comme sur son auditeur. Ce qui est néanmoins rendu clair est notre propension à juger, notre besoin, ainsi que la nature radicale de l’adhésion à quelque chose. Or dans le récit de Changez, tout est, sous les oripeaux de la certitude, résolument incertain, et la posture éthique souterraine qui semble programmée est une posture de méfiance vis à vis de l’ensemble des images, valeurs ou représentations qui structurent notre univers sensible.
Il paraît ainsi possible de faire l’état des lieux de ce que ce roman nous dit de la politique de la littérature, et d’ouvrir quelques pistes quant à la reconfiguration littéraire des notions de radicalisation et de radicalité.
D’abord, la notion de radicalisation se dote d’un sens qui n’en fait pas l’apanage d’êtres exceptionnellement monstrueux, mais plutôt un mécanisme plus ample, lié au processus de subjectivation, ou d’affirmation identitaire. Le travail littéraire de l’imaginaire médiatique et politique n’a pas tant pour effet de l’invalider que d’en circonscrire les effets et de le rendre poreux. Les notions de radicalisation, de radicalité ou de terrorisme, à l’épreuve du roman, s’exposent dans leur double nature, à la fois descriptives et normatives. Elles décrivent objectivement quelque chose, mais dans le geste même de leur emploi elles témoignent d’un certain cadre de valeurs ou de normes dans lequel cela fait sens de décrire cette chose.
De fait, on a pu proposer une expression telle que la (dé)radicalisation du lecteur. Par ce terme, peut-être mal choisi pour l’heure, nous indiquons la dualité du phénomène auquel le lecteur du roman s’expose ici. D’une part il se déradicalise car il en vient à insérer du jeu dans ses propres croyances ; d’autre part il se radicalise puisque, prenant conscience du caractère radical de certaines de ses croyances, il peut renouveler son adhésion radicale à certaines. Dans le cadre de ce roman, cela semble notamment opératoire pour une réception située en Occident par un lecteur occidental, qui plus est Américain. Mais le mécanisme décrit ici en ces termes n’est pas en soi limité, puisqu’il renvoie à une posture de lecteur reconfigurée par la structure du roman.
On pourrait alors lire dans ce roman une manifestation de ce que Jacques Rancière appelle la « désincorporation littéraire » (Partage du sensible 64), du fait de l’écart qui est organisé entre le sujet-lecteur et son univers moral et sensible de référence. En effet, selon Rancière, la politique configure matériellement « des signes et des images », élaborant une cartographie des corps (62) ; l’art le fait également, mais l’énoncé littéraire, doté de la même effectivité sur le réel que l’énoncé politique, permet de « s’empar[er] des corps et de les détourn[er] de leurs destination » (63) :
Aussi [les énoncés littéraires] ne produisent-ils pas des corps collectifs. Bien plutôt ils introduisent dans les corps collectifs imaginaire des lignes de fracture, de désincorporation […] Ils dessinent ainsi des communautés aléatoires qui contribuent à la formation de collectifs d’énonciation qui remettent en question la distribution des rôles, des territoires et des langages –en bref, de ces sujets politiques qui remettent en cause le partage donné du sensible (63-64).
Les piliers de ce phénomène dans l’œuvre sont divers :
(1) d’abord, le dispositif narratif d’adresse directe qui favorise une certaine co-création et qui ne constitue pas un hapax dans l’œuvre de Hamid ; c’est dans ce dispositif d’échange que se joue, avec chaque lecteur, une communauté aléatoire, un collectif d’énonciation qui rebat les cartes ;
(2) ensuite, l’élaboration d’une voix narrative qui entend jouer avec des éléments déclencheurs de suspicion chez autrui dans un contexte donné –le roman se veut et se sait lu à la lumière d’un certain contexte ;
(3) enfin, la conviction que l’identité est une réalité adossée à la fiction, et qu’elle se négocie dans l’espace social et politique, âprement, avec soi-même, et avec toutes les instances productrices de discours et d’images qui sont autant de forces d’assignation.
Au moment où le lecteur voit ses opérations de jugement mises en lumières en même temps que l’exercice de son jugement devient honnêtement impossible, il est alors invité à la nuance, à la méfiance vis-à-vis d’un ordre sensible pré-constitué[32], à la réflexivité critique.
Cette « désincorporation littéraire » est ici un effet du travail littéraire, et de ce qu’il suscite chez le lecteur ou la lectrice. Dans les termes de Rancière, elle est à l’origine de la « subjectivation politique », et elle semble ici reposer sur une posture radicale du lecteur, soit une posture critique qui tient à l’écart d’une simple « identification imaginaire » à un « organisme ou un corps communautaire » (64).
Il y aurait donc une reconfiguration littéraire possible de la radicalité lisible dans le roman de Mohsin Hamid. La radicalité n’y est plus un signifiant vague qui désignerait la violence, le terrorisme ou même l’extrémisme, se cantonnant ainsi au thème que le roman emprunterait ; elle désignerait d’abord une modalité d’adhésion à une croyance, et dans l’économie du roman une posture plutôt qu’une donnée formelle.
Une proposition notable de Justine Huppe donne une piste pour envisager la réappropriation par les études littéraires de la notion de radicalité. Au seuil d’un numéro de la revue Fixxion, Justine Huppe[33] transpose « l’axe politique radical/libéral » dans l’espace littéraire. Cela lui permet de définir la littérature « radicale » comme une littérature qui met en cause la possibilité de « mettre en circulation des représentations partageables » par un travail de sape des consensus linguistiques. Au moyen de stratégies diverses, cette radicalité serait le signe d’une lucidité particulière, qui reposerait sur « la réflexivité dont le texte fait preuve quant aux enjeux normatifs de toute représentation et de toute adresse ».
Certes, The Reluctant Fundamentalist repose dans sa confection sur une réflexivité, marquée par l’emploi du cliché, du symbole, et d’une prise en compte stratégique d’un contexte de réception.
Mais, à la suite des remarques que nous avons formulées, nous proposons d’identifier un des aspects de la radicalité littéraire dans ce roman non pas seulement dans une réflexivité exhibée[34] ; mais dans le choix de l’adresse directe à une deuxième personne, embarquée malgré elle dans un appareil d’assignation et d’identification réciproque.
La lecture du roman conduit en dernière instance à évaluer l’acte de jugement en lui-même, plutôt qu’à l’exercer sans discernement, et cela pourrait constituer un exemple de posture radicale, c’est-à-dire une disposition critique qui semble propédeutique à l’action, ou à ce que Paul Jay appelle l’agentivité (agency) : « L'agentivité a plus à voir avec la négociation intelligente et imaginative du contact interculturel qu'avec l'évitement de ce contact. De ce point de vue, l'agentivité est une fonction de cette négociation, et non sa victime »[35].
Le roman de Hamid est donc politique, en ce qu’il créé un dispositif d’échange et de négociation qui nous invite à contempler notre faculté de jugement, et notre responsabilité dans les opérations d’identification qui sont aux fondements des communautés politiques. L’auteur lui-même nous invite à voir cette homologie entre manière de lire et manière de vivre : « J’ai conçu ce roman comme une sorte de miroir qui permettrait aux lecteurs de voir « comment » ils lisent et, en conséquence, comment ils vivent et choisissent leurs orientations politiques » (Correspondances 145)[36].
Bibliographie citée
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Bronner, Gérald. La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques. Paris, Denoël, 2009.
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Huppe, Justine. « “On s’est radicalisés en librairie”. De la littérature sur la radicalité à la radicalité en littérature ». Revue critique de fixxion française contemporaine, vol. 20, 2020. https://journals.openedition.org/fixxion/528
Jay, Paul. Global Matters. The Transnational Turn in Literary Studies. Ithaca, Cornell University Press, 2010.
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Khadra, Yasmina. Khalil. Paris, Julliard, 2018.
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Rancière, Jacques. Le Partage du sensible : esthétique et politique. Paris, La Fabrique, 2000.
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Rosenblatt, Roger. « The Age Of Irony Comes To An End ». Time, 24 Sep 2001, https://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,1000893,00.html 10 Fév 2024.
Scanlan, Margaret. « Migrating from Terror: The Postcolonial Novel after September 11 ». Journal of Postcolonial Writing, vol. 46, no 3‑4, 2010, pp. 266‑78.
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[1] Cet article est issu d’une communication faite au cours du colloque « Politiques de la littérature » qui s’est tenu à l’Université Bordeaux Montaigne les 22 et 23 septembre 2022. Il s’ajoute, dans une publication différée, aux actes partiels de ce colloque publiés dans la section « Dossier : Politiques de la littérature » du précédent volume de la revue Theory Now. Journal of Literature, Critique and Thought, vol.7, n°1 Enero-Junio 2024 (ISSN 2605-2822).
[2] Plusieurs prescriptions de cet ordre ont émergé en 2001. On pense notamment à celle de Roger Rosenblatt dans le magazine Time.
[3] Margaret Scanlan n’hésite pas à formuler un impératif politique à l’endroit de la fiction littéraire dans un contexte où la rhétorique politique de l’administration Bush justifie des transformations sociales et une politique belliqueuse sans véritable débat démocratique : « We expect serious fiction to challenge the complacencies of political rhetoric » (266).
[4] On peut trouver chez Arun Kundnani une critique similaire portant sur l’espace nord-américain. Voir The End of Tolerance et The Muslims Are Coming!
[5] Caroline Guibet-Lafaye juge en ce sens que le problème ne peut être traité à la racine, puisque « la présentation des acteurs de la violence politique comme des déments ou des fous, au même titre que l’interprétation de leurs actes par la psychodynamique, tend à occulter les conditions politiques, culturelles, structurelles, socio-économiques de cette violence » (« Portraits de terroristes »).
[6] Selon Bronner, l’extrémisme repose sur des postures mentales communes, et s’identifie à l’adhésion inconditionnelle à des croyances bien spécifiques qui croisent un double critère : elles sont peu susceptibles de rassembler (faiblement trans-subjectives) et très susceptibles d’induire un comportement en rupture avec la norme (hautement sociopathique). Ainsi, la radicalité de la personne ordinaire « demeure invisible aussi longtemps que [ses] idées constituent la norme » (283).
[7] Affronts were everywhere; the rhetoric emerging from your country at that moment in history – not just from the government, but from the media and supposedly critical journalists as well – provided a ready and constant fuel for my anger. […] Such an America had to be stopped in the interests not only of the rest of humanity, but also in your own (167-168).
[8] I see from your expression that you do not believe me. No matter, I am confident of the truth of my words (181).
[9] I am not in the habit of inventing untruths! (152).
[10] [It] is the thrust of one’s narrative that counts, not the accuracy of one’s details. Still, I can assure you that everything I have told you thus far happened […] more or less as I have described (118).
[11] How did I know you were American ? No not by the colour of your skin, [nor] was it your dress that gave you away […]. Instead, it was your bearing that allowed me to identify you, and I do not mean that as an insult, for I see your face has hardened, but merely as an observation (2).
[12] [I] was approached by a man I did not know. He made a series of unintelligible noises – “akhala-malakhala”, perhaps, or “khalapal-khalapala” – and pressed his face alarmingly close to mine. […] Just then another man appeared; he, too, glared at me, but took his friend by the arm and tugged at him, saying it was not worth it. Reluctantly, the first allowed himself to be led away. “Fucking Arab”, he said (117).
[13] On peut penser au roman Terrorist de John Updike, ou dans l’espace français à Khalil de Yasmina Khadra, qui ont recourt à une identification explicite et policière du personnage de terroriste, et de ses projets d’action violente.
[14] What exactly did I do to stop America, you ask? Have you really no idea, sir? You hesitate – never fear, I am not so rude as to forcibly extract an answer. I will tell you what I did, although it was not much and I fear it may well fail your expectations (169).
[15] So Erica felt better in a place […] where people could live in their minds without feeling bad about it. […] [She] was gaunt, […] and she glowed with something not unlike the fervor of the devout (133).
[16] I thought she looked like someone who was about to complete the month of fasting and had been too consumed by prayer and reading of the holy book to give sufficient thought to the nightly meal, but I did not say so (134).
[17] “Pretend I am him”, I said again. […] I felt at once satiated and ashamed. My satiation was understandable to me; my shame was more confusing. Perhaps, by taking on the persona of another, I had diminished myself in my own eyes; perhaps I was humiliated by the continuing dominance, in the strange romantic triangle of which I found myself a part, of my dead rival (106).
[18] Perhaps the reality of their time together was as wonderful as she had, on more than one occasion, described to me. Or perhaps theirs was a past all the more potent for its being imaginary. I did not know whether I believed in the truth of their love; it was, after all, a religion that would not accept me as a convert (114).
[19] As a society, you were unwilling to reflect upon the shared pain that united you with those who attacked you. You retreated into myths of your own difference, assumption of your own superiority (168).
[20] I […] found myself wondering by what quirk of human history my companions – many of whom I would have regarded as upstarts in my own country, so devoid of refinement were they – were in a position to conduct themselves in the world as though they were its ruling class (21).
[21] I was aware of being under suspicion (74).
[22] [B]eing a suspect race I was quarantined and subjected to additional inspection (157).
[23] There are adjustments one must make if one comes here from America; a different way of observing is required. I recall the Americanness of my own gaze when I returned to Lahore (124).
[24] I lacked a stable core. It was not certain where I belonged – in New York, in Lahore, in both, in neither (148).
[25] [D]eath on television moves me most when it is fictitious and happens to character with whom I have built up relationships over multiple episodes (73).
[26] La traduction française atténue l’effet de l’onomastique en transcrivant « Tchenguiz », ce qui rend moins perceptible ne serait-ce que la proximité pour l’œil entre le prénom Changez et le substantif pluriel changes (ou le verbe à la 3e personne du singulier : Changez changes) que l’anglais présente.
[27] “Corruption, dictatorship, the rich living like princes while everyone else suffers. Solid people, don’t get me wrong. I like Pakistanis. But the elite has raped that place well and good, right? And fundamentalism. You guys have some serious problems with fundamentalism” (54-55).
[28] Focus on the fundamentals. This was Underwood Samson’s guiding principle, drilled into us since our first day at work (98).
[29] Do not be frightened by my beard: I am a lover of America (1).
[30] I see that you have noticed the scar on my forearm […] Allow me, then, to reassure you that the source of my injury was rather prosaic (46-47).
[31] Yes, those men are now rather close […] But they mean you no harm, I assure you. It seems an obvious thing to say, but you should not imagine that we Pakistanis are all potential terrorists, just as we should not imagine that you Americans are all undercover assassins (183).
[32] À ce titre, on ne pourra qu’inviter à la lecture des autres romans de Mohsin Hamid, et notamment ceux qui usent abondamment de la deuxième personne sans reprendre la thématique du terrorisme, à savoir Moth Smoke et How to Get Filthy Rich in Rising Asia. L’auteur a en outre affirmé qu’un des modèles narratifs à la confection de The Reluctant Fundamentalist était La Chute d’Albert Camus.
[33] Justine Huppe est une enseignante et chercheuse en littérature à l’Université de Liège qui travaille sur les formes de la fiction critique et la reconfiguration au XXIe de l’engagement littéraire dans la littérature française.
[34] Dans le numéro cité de la revue Fixxion, Justine Huppe envisage quelques stratégies dans des œuvres de littérature francophone contemporaine ; mais nous pourrions aussi bien penser à la réflexivité telle qu’on la trouve dans la voix ironique du conteur voltairien.
[35] Agency has more to do with the intelligent and imaginative negotiation of cross-cultural contact than with avoiding such contact. Agency from this point of view is a function of that negotiation, not its victim (3).
[36] I wanted the novel to be a kind of mirror, to let readers see how they are reading, and, therefore, how they are living and how they are deciding their politics (Discontent 119).