CIXOUS AVEC DELEUZE : ÉCRITURE EN CORPS ET DEVENIR-FEMME. PENSER LA COMMUNAUTÉ AU-DELÀ DE L’IMMUNITÉ

 

CIXOUS CON DELEUZE: ESCRITURA CORPORAL Y DEVENIR-MUJER. PENSAR LA COMUNIDAD MÁS ALLÁ DE LA INMUNIDAD

 

CIXOUS WITH DELEUZE: WRITING IN THE BODY AND BECOMING-WOMAN. THINKING ABOUT COMMUNITY BEYOND IMMUNITY

 

 

Alexandre Martin

Université Bordeaux-Montaigne

alexandremartin06@gmail.com

 

Fecha de recepción: 09/09/2023

Fecha de aceptación: 01/04/2024

DOI: https://doi.org/10.30827/tn.v7i2.28979 

 

 

Résumé : Roberto Esposito a mis en lumière le nouveau paradigme politique de notre modernité : l’immunité. Celle-ci, bien que nécessaire à la constitution du commun, se retourne aujourd’hui en son contraire et risque de détruire ce qu’elle est censée protéger. La biopolitique se renverse alors en thanatopolitique comprise comme politique sans dehors. A travers la lecture expérimentale que Deleuze propose de Cixous, apparaît la possibilité, voire la nécessité, de penser une nouvelle forme de communauté qui repose moins sur le pouvoir que sur une puissance entièrement repensée, en l’occurrence une puissance de l’amour ouverte sur le dehors. Celle-ci trouve son expression dans un style d’écriture matricielle et maternelle que Cixous a élaboré à travers la théorie et la pratique de l’écriture-femme qu’elle développe dans ses essais et romans des années 1970. Nous tenterons ainsi de questionner le lien qui existe entre l’écriture-féminine de Cixous et le devenir-femme de Deleuze afin d’expérimenter de nouveaux gestes du politique –compris comme institution du commun– où la différence est accueillie davantage que rejetée.

 

Mots-clés : immunité ; communauté ; puissance ; amour ; rencontre ; devenir.

 

Resumen: Roberto Esposito ha puesto de relieve el nuevo paradigma político de nuestra modernidad: la inmunidad. Esto, aunque resulte necesario para la constitución de lo común, en la actualidad se está convirtiendo en su opuesto y corre el riesgo de destruir lo que se supone que debe proteger. La biopolítica se convierte entonces en tanatopolítica, en tanto que política sin afuera. La lectura experimental que Deleuze hace de Cixous revela la posibilidad, incluso la necesidad, de concebir una nueva forma de comunidad basada ya no tanto en el poder como en una fuerza totalmente repensada, es decir, en una fuerza de amor abierta al mundo exterior. Esto se manifiesta en un estilo de escritura matricial y maternal que Cixous desarrolló a través de la teoría y la práctica de la escritura femenina en sus ensayos y novelas de los años 70. De este modo, intentaremos cuestionar el vínculo entre la escritura femenina de Cixous y el devenir-mujer de Deleuze, con el fin de explorar nuevos gestos de lo político –entendidos como institución de lo común– en los que se acoja la diferencia en lugar de rechazarla.

 

Palabras clave: inmunidad; comunidad; fuerza; amor; encuentro; devenir.

 

Abstract: Roberto Esposito shed light on the new political paradigm of our modernity: immunity. This, although necessary for the constitution of the common, is today turning into its opposite and risks destroying what it is supposed to protect. Biopolitics is then reversed into thanapolitics. Through the experimental reading that Deleuze proposes of Cixous in 1972, it appears the possibility, even the necessity, of thinking about a new form of community which rests less on power than on an entirely redesigned force, in this case the potency of love opened on the outside. This finds its expression in a style of matrix and maternal writing that Cixous has developped through the theory and practice of female writing that she developed in her essays and novels from the 1970s. We will thus try to question the link that exists between the Cixous’ femenine writing and Deleuze’s becoming-woman in order to experiment with new political gestures understood as the institution of the commons– where differences are more welcomed than rejected.

 

Keywords: Immunity; Community; Force; Love; Encounter; Becoming.

 

 

1. L’ontologie critique de nous-mêmes : dérive immunitaire de la communauté

 

Dans un texte consacré à Kant intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », Michel Foucault caractérise la tâche du philosophe : changer le regard que nous portons sur les choses afin de soustraire le présent à la continuité linéaire du temps. Autrement dit, la philosophie est un ethos où la pensée devient l’élément décisif d’une théorie pratique, au sens qu’Althusser confère à cette expression, à la fois de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons être. L’ontologie critique de nous-mêmes refuse toute soumission au temps présent et recherche l’occasion d’une bifurcation « pour en faire le point de départ d’une autre lecture de la réalité » (Esposito, Communauté, Immunité, Biopolitique 130). La pensée ne saurait donc être le décalque de la réalité, mais l’excavation de possibilités inséparable d’un repérage de certaines impossibilités. En ce sens, et comme le dira Deleuze à propos de la philosophie de Nietzsche, un concept est toujours une solution locale à un problème identifié. La pensée ne crée jamais que contrainte et forcée par un problème qu’elle résout en donnant naissance à de nouveaux concepts qui ne lui préexistent pas. La création conceptuelle –qui est le propre de la philosophie– ne saurait donc se faire in abstracto mais in concreto, à même une réalité problématique. Nous rejoignons en ce sens la pensée d’Esposito lorsqu’il affirme, à propos de l’ontologie critique, que le penseur a le devoir de faire la différence entre « les effets de surface et les dynamismes profonds qui font bouger les choses, qui transforment les vies, qui marquent les existences » (130). Si nous nous sommes appuyés sur le philosophe italien Roberto Esposito, c’est dans la mesure même où, dans le sillage de l’ontologie de l’actualité foucaldienne, son travail a consisté à mettre en lumière le paradigme autour duquel se « structurent les coordonnées d’un certain moment historique » (131), en l’occurrence « la catégorie d’immunité ou d’immunisation » (131). Le langage biomédical désigne l’immunité ou l’immunisation comme le processus nécessaire à travers lequel un corps se protège de l’immixtion d’un autre corps considéré comme dangereux pour sa propre existence. Or, cette définition locale a contaminé la quasi-totalité des sphères de l’existence privée et publique jusqu’à devenir, selon Esposito, le paradigme dominant de notre temps présent. Si l’immunitas est une condition de possibilité de la communitas, le problème surgit au moment où celle-là se retourne contre celle-ci et, au lieu de constituer sa ligne de défense, devient une source mortifère, une thanatopolitique. « Le contact, la relation, l’être en commun semblent immédiatement se rompre devant le risque de la contamination » (133). Autrement dit, ce qui se joue dans notre temps présent, c’est une surdétermination du seuil de conscience du risque qui atteint aujourd’hui son niveau le plus haut et dont l’une des principales conséquences est la négation même de la communauté dont la logique qui la sous-tend est l’obligation de don, le souci de l’autre, l’ouverture à un dehors, autrement dit l’impossibilité structurelle de former une communauté entièrement immunisée. Le diagnostic d’Esposito est donc le suivant : « La protection négative de la vie, renforcée au point de s’inverser en son contraire, finira par détruire aussi, avec l’ennemi extérieur, son propre corps. La violence de l’intériorisation –l’abolition du dehors, du négatif– pourrait se renverser en extériorisation absolue, en négative totale » (141). L’ontologie critique consiste donc à établir le diagnostic de cette immunisation qui se retourne contre la communauté au risque de l’anéantir. Mais l’autre versant de cette ontologie est la recherche du « point où le présent s’inverse en une possibilité autre » (141). Or, l’hypothèse que nous souhaiterions soutenir est que l’écriture de Cixous est susceptible de participer à la création d’un concept philosophique de communauté entièrement renouvelé et, plus précisément encore, libéré d’une certaine conception de la puissance. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’événement de la rencontre Cixous-Deleuze, cette zone de voisinage où la littérature fait effraction dans la pensée pour la forcer à penser de manière hétérodoxe.

 

2. Expérimenter la littérature

 

En 1972, Gilles Deleuze publie dans le journal Le Monde un article consacré à Hélène Cixous suite à sa réception, en 1969, du Prix Médicis pour son roman à caractère autobiographique Dedans. Or, de manière étrange, inattendue, Deleuze porte moins son attention sur ce roman que sur Neutre dont l’accès s’avère, a priori, beaucoup plus difficile eu égard à un entremêlement de la diction et de la fiction, du texte et du métatexte qui interroge le récit en train de se faire. Pour ce qui nous concerne, il s’agira d’excaver les motifs qui justifient ce décalage de la focale critique et, par la suite, de mettre en exergue la manière dont la littérature, ou tout du moins la « littérature moderne » (Deleuze, Proust et les signes 134), « force la pensée à penser » (116) et à créer de nouveaux concepts qui permettent de « résoudre une situation locale » (Deleuze, L’île déserte 196). Si la pensée est forcée de créer, c’est-à-dire forcer de trouver une issue, c’est parce qu’elle se trouve face à une vie amoindrie, menacée de mort, que l’écrivain diagnostique et tout à la fois transcende par son écriture. En ce sens l’écrivain, selon Deleuze, fait œuvre des symptômes en participant tantôt à leur « précipitation, tantôt à leur transformation » (194). De ce point de vue, la littérature n’est pas appréhendée comme un ensemble de signes à interpréter mais des signes singuliers qu’il faut expérimenter et qui suppose de « s’ouvrir aux rencontres » (193). Il importe tout d’abord de rappeler que la rédaction de l’article consacré à Hélène Cixous se fait parallèlement à la deuxième version de Proust et les signes auquel Deleuze y ajoute un nouveau chapitre intitulé « L’image de la pensée ». Autrement dit, Deleuze conserve la première version de son ouvrage afin de mettre en évidence l’évolution de sa propre pensée pour ce qui touche son rapport à la littérature. En effet, ce qui se joue au début des années 1970, et suite à la rencontre de Deleuze avec Guattari –et la gestation de Kafka. Pour une littérature mineure–, ainsi qu’à l’onde de choc provoquée par Mai 68, c’est une sortie progressive du structuralisme –encore très présent dans Logique du sens– pour s’acheminer vers ce que les théoriciens allemands, notamment, appellent post- ou néo-structuralisme. Dans ce passage d’un cadre théorique à un autre, Deleuze s’attache à reconsidérer en profondeur le signe qu’il entend, d’une part, désenchâsser de la structure signifiant-signifié et, d’autre part, de l’aborder moins en herméneute ou en « égyptologue » (Deleuze, Proust et les signes 10), qu’en expérimentateur qui affronte et éprouve le paradoxe comme hétérogénèse d’une pensée en acte. En effet, dans la première version de Proust et les signes, les signes font l’objet d’une classification et penser consiste à interpréter, à déchiffrer le sens des signes. Or, dès la seconde version de son ouvrage, Deleuze conçoit progressivement le signe moins comme ce qu’il faut interpréter que comme ce qui, en vertu de sa force, affecte notre sensibilité et provoque la pensée à penser sans que jamais cela n’aboutisse à une harmonie des facultés assurée par le Je de l’aperception transcendantale. Le signe déstabilise le sujet, le dérange, inquiète la logique de la reconnaissance dont Deleuze a montré, dans le chapitre III de Différence et répétition, qu’elle constitue l’exercice naturel de la pensée orthodoxe, c’est-à-dire de la pensée avec image. Que faut-il entendre par là ? Que la pensée possède déjà, comme l’un de ses présupposés fondamentaux, une image d’elle-même : elle sait d’avance ce que penser veut dire. « Penser ne signifie pas ce que vous croyez. Nous vivons sur une certaine image de la pensée, c’est-à-dire que, avant de penser, nous avons une vague idée de ce que signifie penser, des moyens et des buts » (Deleuze, L’île déserte 193). Et c’est précisément en ce sens que penser veut dire reconnaître, se reconnaître dans ce qui n’est pas elle, négation du négatif. Or, cette logique de la reconnaissance –encore à l’œuvre dans la première version de Proust et les signes– n’autorise pas le sujet à faire l’épreuve authentique de la rencontre qui constitue, comme dit précédemment, l’hétérogénèse de la pensée. Autrement dit, et ce point s’avère décisif pour comprendre le déplacement de la focale critique, penser ne revient pas à interpréter le signe en fonction d’une structure pré-existante qu’il s’agirait de retrouver ; penser revient à faire l’épreuve d’une rencontre qui fissure la structure qui, comme l’écrit Manfred Franck, « ne connaît plus de limites assignables, elle est ouverte, susceptible d’infinies transformations, et ne prétend pas à la maîtrise formelle des événements singuliers de ce qui, depuis, s’appelle le texte général » (65). Penser consiste ainsi, à travers une « ontologie critique de nous-mêmes » (Foucault 687), à débusquer le nouveau afin de revitaliser une pensée toujours menacée par la logique de la reconnaissance.  

 

 Or, ce dépassement de la structure s’opère précisément à partir d’un travail sur la langue que l’on peut notamment trouver au sein de la littérature moderne que Deleuze caractérise comme étant une écriture non totalisante, fragmentaire et en mouvement où le texte ne cesse de s’échapper à travers des lignes de fuite. C’est ainsi que, à propos de H.D Lawrence, Deleuze écrira que « si les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et vertueux (Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ? 191). La littérature, pour Deleuze, ne saurait donc être comprise comme l’ancillaire de la philosophie, où celle-ci ne chercherait qu’à retrouver dans celle-là ses propres concepts sans que jamais cela ne vienne inquiéter l’image de la pensée qui gouverne son exercice orthodoxe. A cet usage orthodoxe de la pensée –qui ne la distingue aucunement de la doxa– Deleuze lui oppose un usage hétérodoxe qui s’origine dans ce que Blanchot appelle le dehors, c’est-à-dire l’irruption d’un signe qui met la pensée en demeure de penser au-delà de toute image d’elle-même : une pensée sans image. Qu’est-ce que le dehors ? C’est l’irruption contingente d’un signe qui frappe notre sensibilité à une vitesse surprenante et dont la violence est susceptible de provoquer ce que Deleuze appellera, à propos du capitaine Achab, une ligne de fragmentation moléculaire qui peut mener à la destruction. Rappelons en effet que, dans Moby Dick, le capitaine Achab se décrit lui-même comme un perce-murailles qui lime les murs mais qui, sans contrôle sur la vitesse, se laisse inexorablement emporter dans la mort. C’est en ce sens que, pour Deleuze, écrire consiste à « produire de la vitesse » (Deleuze, Dialogues 41), c’est-à-dire faire passer le dehors dans le dedans et le dedans dans le dehors selon une certaine vitesse qui retient, autant que faire se peut, le processus de fragmentation moléculaire. La vitesse ne désigne donc pas le calcul d’un déplacement d’un point à un autre, mais une certaine manière d’occuper l’espace, de se déplacer, autrement dit, de créer de nouveaux « territoires existentiels » (Guattari 20). « La vitesse constitue le caractère absolu d’un corps dont les parties irréductibles (atomes) occupent ou remplissent un espace lisse à la façon d’un tourbillon avec possibilité de surgir en un point quelconque » (Deleuze, Mille Plateaux 472). A cet égard, Bartleby est le personnage littéraire-conceptuel qui se déplace à une vitesse absolue eu égard à sa capacité d’apparition et de disparition de manière imprévisible et inattendue.

 

3. Neutre : production d’une nouvelle vitesse

 

C’est précisément ce que Deleuze détecte dans Neutre : la vitesse, l’invention d’un style –en l’occurrence une « écriture stroboscopique » (Deleuze, L’île déserte 321)– qui fait jaillir des mots à une vitesse telle qu’elle surprend le lecteur et le force à penser autrement, différemment. Les mots, les néologismes de Neutre, filent au-delà de la structure en empruntant des lignes à segmentarité souple qui passent, sans les relier, par une multiplicité de points qui forment un plan d’immanence. Il y aurait donc dans Neutre une production inédite de vitesse là où Dedans reste, selon lui, un roman qui s’inscrit dans une « descendance joycienne, récit en train de se faire, et s’incluant lui-même ou se prenant pour objet, avec auteur "pluriel", et sujet "neutre", neutre pluriel, simultanéité des scènes de toutes sortes, historique et politique, mythique et culturelle, psychanalytique et linguistique » (Deleuze, L’île déserte 320). Le risque que décèle ainsi Deleuze, pour ne pas dire le piège, est celui de la reconnaissance qui range Cixous « dans les courants bien connus de la littérature actuelle » (320). Il convient d’ailleurs de remarquer ici que Jacques Derrida fera le même diagnostic que Deleuze pour ce qui concerne l’écriture de Cixous : passer à côté de « l’enchant » (Derrida, H.C. 102) qu’elle provoque à cause de l’alliance entre les résistances et la reconnaissance qui provoque l’évitement, la surdité à l’égard d’un texte disruptif. « Parfois on célèbre et reconnaît en vue de ne pas entendre, de ne pas laisser entendre ou de ne pas donner à entendre, jusqu’à l’assourdissement » (Derrida, H.C 122). C’est pourquoi « reconnaître, c’est le contraire de la rencontre » (Deleuze, Dialogues 15).

 

 Le piège de la reconnaissance reviendrait à être sourd à la nouveauté qui exhale de l’œuvre de Cixous. Car, ce à quoi nous invite Deleuze, c’est être attentif à ce qui, dans la rencontre, fait rencontre, autrement dit à la nouveauté, la « véritable nouveauté » (Deleuze, L’île déserte 320) de Cixous et qui lui confère une place à part, non filiale, non familiale, au sein de la littérature moderne.

 

C’est que nous croyons qu’Hélène Cixous invente une nouvelle écriture originale et qui lui donne une place tout à fait particulière dans la littérature moderne : une sorte d’écriture stroboscopique, où le récit s’anime, et les différents thèmes entrent en connexion, et les mots forment des figures variables, suivant les vitesses précipitées de lecture et d’association (321).  

 

Neutre constitue, en effet, cette tentative extrême de revenir à la source brute et brutale du récit en train de se faire sans que jamais celui-ci ne soit soluble dans une origine qui en épuiserait le sens. Au contraire, lire Neutre, lire à la fois rapidement et patiemment Neutre, c’est faire l’épreuve d’une irruption volcanique de termes, de graphèmes, de phonèmes, de néologismes qui s’agitent dans tous les sens –échappant ainsi au régime du sens–, qui tourbillonnent à une vitesse infinie. Ce sont en effet les entités qui composent le récit qui ont remplacé les personnages : « L’analyse Le Sujet Le Récit Le Texte La Lonza Le Hasard Fils, Fil, F Revenants, souches, troncs, morts, rejetons, vers, peaux, fourrures, soies Sang, Sendres Sorbet Samson S » (Cixous, Neutre 25). Ainsi dans Neutre le métatexte exhibe sans cesse la mise en récit du récit, et donc la fiction, celle-ci se trouvant détachée du prédicat de la mimèsis. La fiction devient ainsi le creuset où le récit se fabrique, raconte sa propre fabrication, « le lieu d’une plongée archéologique dans le récit de l’écriture, une véritable fouille » (Decout 133). Le métatexte fictionnel n’est donc pas uniquement une reproduction du texte, son décalque, mais la reprise sans cesse différée de phonèmes et de graphèmes qui surgissent à une vitesse absolue qui excèdent la gangue de la structure et qui empêchent la langue de fonctionner comme un système « homogène » (Deleuze, Dialogues 11) et homogénéisant, une langue de mort.  

 

 Neutre ne cesse ainsi d’emprunter des embranchements, des « chemins aux sentiers qui bifurquent » (Borges) pour donner naissance, comme par fixation instantanée, à un « ne-uter » (Cixous, Neutre 31). Le mot neutre, par détachement, par recollement, par ajout d’une ponctuation devient ne-uter, né utérus et, par là-même, opère une mise à distance de la réduction de la femme à sa simple et unique dimension biologique. L’écriture participe ainsi à un lent travail de dépropriation de la représentation de soi afin de reconquérir une certaine puissance dont nous aurons, à la suite de Derrida, à mesurer la profonde rénovation déclenchée par Cixous. L’écriture ne laisse pas le sujet en place, elle le dé-place sans jamais l’assigner à une place définitive. « Souple et pénétrable comme un vagin parfois. Effacé mais couvert de faces, et toujours ardent. Indécent. Ou. En apparence. Enfin : Lisse. Est le lisse effacement des faces du Sujet… » (32). Quel est, au fond, le sujet de Neutre ? Qui écrit le texte ? Les éléments, détachés de leur sens habituel, « entrent dans des chaînes qui se rabattent, et les rabattent sur tel ou tel ensemble, déterminé, constituant des histoires distinctes ou des versions distinctes d’une histoire » (Deleuze, L’île déserte 321). L’écriture précipite, au sens quasi-chimique du terme, les éléments, les atomes de la langue dans un tourbillon où se préparent, presque secrètement, de nouveaux précipités qui emportent le narrateur ainsi que le lecteur dans un devenir atélique. C’est le Né-Terre, la terre du texte, de tous les textes qui enfante une infinité de textes sans que jamais cela ne puisse être tari par quelque pouvoir que ce soit. « Ce qu’un texte performe, si on le laisse faire, si on ne le reprend pas, c’est la mise en faillite de l’idée de dernier mot. Il n’y a pas de dernier mot qui ne soit supplanté par un dernier mot » (Cixous, L’Amour du loup 176). Le texte n’en finit pas de finir, n’en finit pas de recommencer, de se reprendre tout en se déprenant d’une structure qui amoindrirait sa puissance d’enfantement. Autrement dit, ce qu’il y a, dans Neutre et, peut-être, dans toute l’œuvre elle-même de Cixous, c’est la puissance d’enfantement d’une altérité déliée de la maîtrise, une « puissance impuissante » (Derrida, H.C. 65) qui ouvre de nouvelles voies à un commun sans immun.   

 

4. L’écriture féminine : à l’écoute de l’enchant 

 

Or, c’est précisément cette puissance d’enfantement, cette puissance qui exprime à la fois un ordre et une supplication, une activité et une passivité, qui caractérise, selon Cixous, l’écriture féminine. Ce style, cette marque littéraire est théorisée en 1975 dans son texte-manifeste intitulé Le Rire de la Méduse qui paraît dans le numéro 61 de la revue L’Arc entièrement consacré à la pensée de Simone de Beauvoir à laquelle Cixous ne fait jamais mention. Ce n’est pas uniquement la pensée de Beauvoir que Cixous critique mais également une certaine posture de l’intellectuelle française notamment pour ce qui concerne son refus de publier le texte d’Annie Leclerc, Parole de femme. Ainsi, en marquant un écart, voire une rupture avec Beauvoir, Cixous trace les linéaments d’une écriture dont la fonction est d’amener les autres femmes à l’écriture. De ce point de vue, et pour éviter les nombreux malentendus qui continuent aujourd’hui encore d’entourer la pensée de Cixous, l’écriture féminine ne renvoie pas à une narratrice féminine, mais à une certaine manière d’écrire inséparable d’une fonction d’écriture. En effet, dès l’entame de son texte-manifeste, Cixous appréhende l’écriture féminine moins à travers son origine que ses effets. « Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera » (Cixous, Le Rire 37). L’usage du futur n’est pas ici à entendre comme ce qui, un jour, arrivera mais comme ce qui ne cessera d’arriver, un à-venir qui se tient dans un présent qui contamine les autres femmes, les autres hommes, les autres êtres, le monde, sans que jamais cette source d’écriture ne se tarisse ou s’amenuise.              

 

 L’écriture féminine est donc d’abord à comprendre comme une écriture située qui répond à ce que Cixous appelle un féminisme élémentaire de premier niveau. Que faut-il entendre par là ? Le fait que la femme a d’abord à s’émanciper de la représentation qui lui a été imposée tout au long de son histoire, jusque dans son corps même et dans sa subjectivité, par l’homme entendu comme norme majeure. « Quand je dis "la femme", je parle de la femme en sa lutte inévitable avec l’homme classique » (37), de la femme emprisonnée par la « poigne parentale-conjugale-phallogocentrique » (39). Cela rejoint l’idée de Deleuze et Guattari à propos de ce qu’ils appellent, dans le « Plateau 10 », la « femme molaire » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux 337). Le molaire, qui renvoie à l’idée de mole ou de moule, désigne un sujet stratifié qui, par là-même, n’a plus accès au champ des forces pré-individuelles non formées, c’est-à-dire au champ inconscient des forces moléculaires. La femme molaire serait donc une femme stratifiée, immobilisée dans un rôle social, enfoncée dans une subjectivité, réifiée dans une sexualité, contrôlée dans un corps phallicisé, autrement dit « prise dans une machine duelle qui l’oppose à l’homme, en tant qu’elle est déterminée par sa forme, pourvue d’organes et de fonctions, et assignée comme sujet » (337). De ce point de vue, il y a bien un féminisme défendu par Cixous, mais toujours situé en fonction de luttes locales qui imposent aux femmes de s’approprier leur corps et leur subjectivité par la prise de parole qui les fait entrer dans une visibilité qui dérange et inquiète la communauté « phallogocentrique » (Cixous, Le Rire 39). L’écriture féminine est donc à entendre comme la prise de parole par les femmes qui parlent de leur corps, de leur subjectivité et de leur sexualité de manière autre, différente, étrange, non masculine et qui suppose, en tant que telle, un travail sur la langue et sur la subjectivité. « Il faut que la femme écrive par son corps, qu’elle invente la langue imprenable qui crève les cloisonnements, classes et rhétoriques, ordonnances et codes, qu’elle submerge, transperce, franchisse ce discours-à-réserver ultime » (55). C’est en ce sens que l’écriture féminine est d’abord une écriture du corps –au sens d’un génitif subjectif et objectif–. Ecrire avec son corps pour se réapproprier un corps qui leur a été volé. Voler ce qui a été volé. Devenir une voleuse, avoir la capacité « de brouiller l’ordre de l’espace, de le désorienter, de changer de place les meubles, les choses, les valeurs, de faire des casses, de vider les structures, de chambouler le propre » (58). Le premier niveau de compréhension de l’écriture féminine renvoie donc à une écriture située, en lutte et en direction des autres femmes afin qu’à leur tour elles puissent écrire. Puisses-tu écrire. Ordre et supplication du puisse, activité et passivité du puisse. Nouveau régime d’une puissance sans maîtrise ni contrôle qui propulse les autres femmes dans un devenir qui n’est pas un avenir. « Il y a un devenir-femme qui ne se confond pas avec les femmes, leur passé et leur avenir, et ce devenir, il faut bien que les femmes y entrent pour sortir de leur passé et de leur avenir » (Deleuze, Dialogues 8). Le devenir n’est pas donc à entendre comme une imitation de la femme molaire mais comme une création de la femme moléculaire qui, renouant avec le champ pré-individuel des forces non stratifiées, est alors capable de créer des agencements nouveaux qui enjambent les différences cloisonnées, autrement dit qui s’élancent vers de nouvelles rencontres qui constituent le dynamisme interne d’un renversement de l’ontologie. « Plus ou moins vaguement mer, terre, ciel, quelle matière nous rebuterait ? Nous savons toutes les parler » (Cixous, Le Rire 62). A la différence de la femme molaire qui est réifiée et déterminée dans un EST, la femme moléculaire est au milieu du ET, de connexions inédites et de rencontres transversales qui fluidifient la limite au profit de ce que Derrida appellera la « limitrophie » (Derrida, L’animal 51), « ce qui avoisine les limites mais aussi se nourrit, s’entretient, s’élève et s’éduque, se cultive aux bords de la limite » (51). De ce point de vue, nous sommes fondés à soutenir, avec Deleuze et Guattari, que les femmes sont porteuses d’une nouvelle relation au monde qui n’est pas enchâssée dans le EST mais qui est ouverte au mouvement du ET.

 

Toute la grammaire, tout le syllogisme, sont un moyen de maintenir la subordination des conjonctions du verbe être. Il faut aller plus loin : faire que la rencontre avec les relations pénètre et corrompe tout, mine l’être, le fasse basculer. Substituer le ET au EST. Le ET n’est même pas une relation ou une conjonction particulières, il est ce qui sous-tend toutes les relations, et qui fait filer les relations hors de leurs termes et hors de l’ensemble de leurs termes, et hors de tout ce qui pourrait être déterminé comme Etre, Un ou Tout. Le ET comme extra-être, inter-être (Deleuze, Dialogues 71).    

  

A travers le concept cardinal de la rencontre –qui forme une ligne souterraine avec Althusser, Derrida et Cixous– Deleuze désincarcère le sujet de l’identité et, par là-même, l’ouvre à un potentiel de rencontres susceptible d’intensifier son existence en entrant dans un nouveau régime de puissance. Le sujet n’est plus limité, déterminé à l’intérieur d’une ligne de segmentarité dure. Il se déplace, à une vitesse infinie, sur une autre ligne, une ligne de fuite qui le rend méconnaissable. Autrement dit, le devenir est toujours collectif et, en tant que tel, politique car, à travers lui, ce sont de nouvelles multiplicités virtuelles intensives qui émergent et qui débordent de toutes parts les multiplicités actuelles extensives. C’est en ce sens que nous sommes susceptibles d’entendre l’expression utilisée dans Mille Plateaux : « Il faut donc concevoir une politique féminine moléculaire, qui se glisse dans les affrontements molaires et passe en dessous, ou à travers » (338).

 

 Et c’est précisément dans la création de cette politique féminine moléculaire que l’écriture a tout son rôle à jouer. L’écriture féminine se charge ici d’une autre dimension : non plus seulement être en situation de lutte molaire, mais être en situation de création d’une autre manière de peupler le monde et de peupler son être, sachant que les deux sont indissociables. Toutefois, il importe de noter que cette rupture au sein même du sujet, cette fêlure qui, selon Deleuze, traverse chaque écrivain d’une manière singulière, ne vient pas du sujet lui-même mais d’un dehors qui le traverse, le transperce au risque, parfois, de le détruire. C’est en ce sens que, pour Cixous, la source de l’écriture est le cri. Reprenant mots pour mots un passage de Faulkner, Cixous écrit dans Ayaï :

 

J’entendais l’obscurité des voix où les mots sont les actions et où les autres mots, ceux qui ne sont pas des actions, ceux qui ne sont que les vides dans ce qui manque aux gens descendent comme les cris des oies, ces cris qui, dans les terribles nuits d’autrefois, descendaient des ténèbres sauvages tâtonnant à la recherche des actions, comme des orphelins à qui on montre deux visages dans une foule en leur disant : Voici ton père, voici ta mère (29).  

 

5. L’écriture comme geste d’amour

 

Quelle est, pour Hélène Cixous, la source de l’écriture –qu’elle considère comme intarissable, inépuisable et qui en fait une écriture infinie, intarissable ? L’Amour, compris à la fois comme accueil et réponse au cri. L’écriture de Cixous est un chant d’amour susceptible de (re)construire la communauté humaine et non-humaine sur une autre entente de la puissance. Ce qui caractérise cette puissance c’est le fait que, comme le remarquera Derrida, elle laisse venir l’autre tout en le provoquant à venir. Puisses-tu venir à l’être. De ce point de vue, l’écriture n’a pas une fonction mimétique, ni l’écrivain une posture de représentant des minorités en souffrance. L’écriture a pour but d’amener l’autre à la vie, de faire entrer l’autre dans le régime de sa propre puissance. « Fleurs, animaux, engins, grand-mères, arbres, fleuves, nous sommes traversés, changés, surpris » (Cixous, Entre l’écriture 55). Or, nous retrouvons ici l’une des caractéristiques de l’écriture féminine telle que Cixous la déploie dans son texte manifeste de 1975. Ecrire pour que les autres femmes viennent à l’écriture. Ecrire, pour que les autres êtres viennent à l’écriture, et notamment les hommes. En ce sens l’écriture féminine n’est pas une écriture genrée mais, comme le dira Cixous, « marquée » (Cixous, Le Rire 43) qui, s’il appartient dans un premier temps aux femmes de s’approprier leur écriture –écrire pour exprimer la puissance du corps féminin–, doit amener les autres êtres à s’approprier à leur tour leur puissance. Or, cela nous permet d’approcher au plus près l’écriture féminine qui ne saurait donc être la seule propriété des femmes, mais qui constitue une écriture qui circule, qui contamine l’autre dans « un avoir qui ne détient pas, qui ne possède pas, l’avoir-amour, celui qui se soutient d’aimer, dans le sang-rapport » (Cixous, Entre l’écriture 13). L’écriture féminine n’est donc pas basée sur la maîtrise mais sur le geste du toucher qui opère le passage d’une « existence moindre » à une existence pleine.

 

Parfois je pense que j’ai commencé à écrire pour donner lieu à la question errante qui me hante l’âme et me hache et me scie le corps ; pour lui donner sol et temps ; pour détourner de ma chair son tranchant ; pour donner, chercher, appeler, toucher, mettre au monde un nouvel être qui ne s’attache pas, qui ne me chasse pas, qui ne périsse pas d’étroitesse (12).

 

A quoi l’écriture donne-t-elle vie ? A l’autre qu’elle enfante par le livre. L’enfant-livre, le livre enfanté par l’écriture qui, à son tour, enfante le narrateur pour l’emporter toujours ailleurs, dans un devenir atélique. Là se trouve toute la richesse de l’écriture : l’écriture ne laisse pas indemne celle ou celui qui écrit, elle le métamorphose, échappe à l’éniantomorphose. Ecrire, pour Cixous, c’est accoucher d’un autre que soi, ajouter un être à la vie et participer, de manière immanente, à l’élan créateur de la vie elle-même. Nous retrouvons ici la fonction que Deleuze attribue à l’écriture. Non pas être à elle-même sa propre fin en se prenant comme objet, mais « porter la vie à une puissance non personnelle » (Deleuze, Dialogues 61). « Comment aurais-je pu, quand mon être était peuplé, mon corps parcouru, fécondé, me refermer dans un silence ? Venez à moi et je viendrai à vous. Quand l’amour te fait l’amour, comment t’empêcherais-tu de murmurer, de dire ses noms, de rendre grâce à ses caresses ? » (Cixous, Entre l’écriture 22).

 Ecrire consiste ainsi, selon Cixous, à rendre –sous la forme d’un don non marchand– la caresse à la caresse, mais également la caresse à la violence, à cette violence qui sourd le monde et que les femmes, violentées tout au long de leur histoire, savent reconnaître, savent écouter et, surtout, savent accueillir. Et c’est pourquoi « il faut que l’amour, qui ne veut connaître que la vie et la paix, qui se nourrit de lait et de rire, fasse la guerre à la guerre, et regarde la mort en face » (34). L’écriture féminine peut donc être comprise, sans jamais toutefois être codée, comme une écriture matricielle « qui parle dans toutes les langues » (30), en l’occurrence celle de la vie.

 

Une langue à la fois singulière et universelle qui résonne dans chaque langue nationale lorsque c’est le poète qui la parle. Dans chaque langue contient le lait et le miel. Et cette langue je la connais, je n’ai pas besoin d’y entrer, elle jaillit de moi, elle coule, c’est le lait de l’amour, le miel de mon inconscient. La langue que se parlent les femmes quand personne ne les écoute pour les corriger (34). 

 

La langue matricielle, la langue maternelle, la langue de toutes les langues n’est pas à comprendre comme une universalité qui fonctionnerait sur le modèle de la subsomption relevante, c’est-à-dire de la fusion de toutes les langues en une seule, une langue totalisante, potentiellement totalitaire et immunitaire. A cette langue totale immunisée contre l’autre, Cixous lui oppose une langue qui se laisse travailler par les autres langues, par les différences au point de venir inquiéter l’homogénéité et la fermeture de la structure : « Nécessité, au sein de ma langue, des jeux et migrations de mots, de lettres, de sons ; mes textes ne diront jamais assez ses bienfaits : l’agitation qui ne permet pas que s’érige une loi ; l’ouverture qui laisse s’épancher l’infini » (31).

 

 Où se trouve l’écriture féminine si ce n’est précisément au carrefour de toutes ces langues qui s’interpénètrent ? De ce point de vue, l’écriture féminine ne se trouve en aucun point localisé, elle est littéralement atypique, « nomade » (Braidotti), corps qui se laisse enfanter par les autres corps qu’elle rencontre et qu’elle enfante à son tour. L’écriture féminine, bien qu’incodable, n’en reste pas moins marquée par les ressources de la féminité que Cixous relie explicitement à la maternité prise comme une métaphore (Cixous, Le Rire 48) au sens où le donner-naissance est rattaché de l’enfantement d’un texte, d’un autre, d’une vie… « Je fais un enfant. Cet enfant n’est pas un enfant. C’était peut-être une plante, ou un animal » (41). L’écriture devient une « cosmogonie » (41) car elle donne vie, elle redonne vie à ce qui est menacé de mort. La réponse à la mort est cette écriture de la rencontre à travers laquelle Cixous enjambe les différences, les clivages, se glisse dans les interstices où l’humain et le non-humain noue ce que Deleuze appellera des « noces entre deux règnes » (Deleuze, Dialogues 8), autrement dit des rencontres d’où éclatent des gerbes de devenirs qui fuient de toutes parts et qui échappent aux distributions binaires. Aux grandes distributions binaires –dont le centre névralgique est le troisième œil de l’homme–, Cixous y substitue des rencontres qui « intensifient » (Souriau 134) les existences autres ainsi que la sienne au point qu’elles deviennent méconnaissables et qu’elles échappent au « Suroncle-capitaliste. Le Maître de la Répétition. L’Anti-Autre en pèrepersonne » (Cixous, Entre l’écriture 49). L’Autre n’est plus celui ou celle dont la différence doit faire l’objet d’une correction normative ou d’une auto-immunité, mais celui ou celle que l’on peut et doit accueillir, et qui suppose un travail de dépropriation de soi. Le sujet –si tant est que l’on puisse conserver encore cette catégorie– est « sans défense, sans résistance, sans barre, sans peur, tout engouffré d’autre […] » (49), au-delà de l’immun, de ce « mouvement immunitaire toujours menacé de devenir auto-immunitaire, comme tout autos, toute ipséité, tout mouvement automatique, automobile, autonome, auto-référentiel » (Derrida, L’animal 72).  

 

 Ainsi la source de l’écriture est hétérogénétique car elle vient de l’autre et, plus précisément encore, de ces autres en souffrance dont les cris et les « chants des corps » (52) saisissent l’écrivain. C’est pourquoi nous rejoignons David Lapoujade lorsqu’il affirme, à propos d’Etienne Souriau, que l’écrivain est « l’avocat » (Lapoujade 19) de ces existences fragiles, vulnérables avec lesquelles il sympathise. La sympathie, dont Deleuze fera mention dans Dialogues, fait basculer toute l’ontologie du EST au profit d’une dynamique infinie du ET dont la logique paradoxale est la synthèse disjonctive où les entités humaines et non-humaines forment des alliances contre-nature qui échappent aux grandes distributions binaires : « La sympathie ce n’est pas rien, c’est un corps à corps, haïr ce qui menace et infecte la vie, aimer là où elle prolifère » (Deleuze, Dialogues 67). Il y a ainsi toute une micro-politique qui s’opère en marge de l’être et que Deleuze et Guattari résument par la formule suivante : « Avant l’être, il y a la politique » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux 280). C’est en ce sens que nous sommes fondés à parler davantage d’une micro-politique de la littérature que d’une politique de la littérature car, ce à quoi travaille l’écrivain, c’est l’expérimentation de rencontres au travers desquelles s’intensifient les existences qui, par là-même, entrent dans un nouveau régime de visibilité et d’énonciation. L’écriture donne ainsi à voir et à entendre des choses –nous gardons délibérément l’indétermination du terme– qui excèdent nos habitudes de pensée et qui forcent la pensée à penser autrement le commun.

 

Il y a toujours en moi quelqu’un de plus grand que moi, qui me pousse à grandir, que j’aime, que je ne cherche pas à égaler – humain que je ne veux pas retenir, auquel je veux livrer passage, auquel je m’enchante d’avoir donné l’infini. Hélène Cixous, ce n’est pas moi, c’est ceux qui sont chantés dans mon texte, parce que leurs vies, leurs peines, leur force exigent qu’il retentisse (Cixous, Entre l’écriture 57).  

 

Reconstruire la communauté humaine et non-humaine autour de la sympathie, de l’hospitalité à l’autre, est ce à quoi travaille l’écrivain qui est éveillé à sa propre puissance-impuissance par l’autre et qui, en retour de don, en don sans contre-don, éveille à son tour la puissance de l’autre sans que les deux ne forment jamais une entité supérieure dont le moteur serait la dialectique de la synthèse conjonctive.

 

S’il y a un « propre » de la femme, c’est paradoxalement sa capacité à se dé-proprier sans calcul : corps sans fin, sans « bout », sans « parties » principales, si elle est un tout, c’est un tout composé de parties qui sont des touts, non pas simples objets partiels, mais ensemble mouvant et changeant, illimité cosmos qu’Éros parcourt sans repos, immense espace astral non organisé autour d’un soleil plus-astre que les autres (Cixous, Le Rire 60).

 

Le corps d’Hélène Cixous est ouvert, plastique –au-delà du penisneid freudien et du phallus lacanien–, il est traversé par toutes ces vies qui lui arrivent, le transpercent et le transportent « dans tous les lieux d’où m’a été postée une lettre d’amour ou une lettre de haine que mon corps a reçue si puissamment qu’il ne peut pas ne pas répondre » (Cixous, Entre l’écriture 58). Le corps est animé d’une libido cosmique, un corps mondial qui fait alliance avec toutes ces vies que la mort menace d’engloutir et auxquelles l’écrivain offre un nouveau sol, une nouvelle terre, une new-terre, Neutre, qui n’est autre que le livre, « un peu de livre, un peu de lettre, pour te ranimer » (59). Cixous écrit avec une « poitrine tabernacle » (63) qui capte et est captée par les vies empêchées, séparées d’elles-mêmes qui trouvent refuge dans ce ventre maternel où se trouve la source infinie d’une écriture en-corps qui excède le dernier mot, le « mot d’ordre » (Deleuze, Dialogues 21).

 

6. L’écriture et la vie

 

Au-delà de l’écriture féminine –et des caricatures qui en sont trop souvent faites– il n’en reste pas moins que l’écriture d’Hélène Cixous en elle-même, et au-delà de l’étiquette qu’on lui épingle, constitue un chant d’amour pour toutes les vies humaines et non-humaines qui sont en souffrance dans le monde et qui sont autant d’existences amoindries. Lire Hélène Cixous, sans s’en tenir exclusivement aux problèmes liés à l’écriture féminine, demande au lecteur et au critique la même attention au texte que celle qu’elle porte aux cris qui sourdent du monde. C’est dans cette même optique que Deleuze, dans l’article qu’il lui consacre, est attentif à la nouveauté qui jaillit, à l’événement qui, s’il n’est pas repris, capté, réensemencé dans et par une autre écriture risquerait de s’éteindre. Un livre ne vit qu’à la condition d’être branché sur d’autres flux et de former ce que Deleuze et Guattari appelleront, dans Rhizome, un livre rhizome qu’ils distinguent du livre racine et du livre radicelle. A cet égard, Rhizome constitue une formidable théorie du livre où la littérature est inséparable à la fois d’une lecture moins herméneutique qu’expérimentale et d’une écriture qui se réinvente à mesure que s’opèrent des rencontres qui intensifient la pensée. Et c’est précisément en faisant entrer en visibilité et en énonciabilité ces existences intensifiées que le « partage du sensible » (Rancière) se trouve de nouveau problématisé. Il n’y a pas de pensée sans problème et il n’y pas de concept qui ne soit la solution à ce problème. Toute la pensée de Deleuze –au moins depuis L’Anti-Œdipe– est politique car son écriture, leur écriture, cette écriture impersonnelle, fait entrer dans le monde de nouvelles existences –le fou, l’homosexuel, la femme, l’enfant, l’animal, le sorcier, l’amazone, etc.–, autrement dit tous ces êtres marginalisés qui, échappant aux grandes distributions binaires, mettent à mal ces dernières et poussent la pensée à interroger, de manière critique, le paradigme d’une politique qui s’est construite sur la catégorie de l’immunité (Esposito, Immunitas) : « L’invention de la littérature c’est une défense d’urgence contre le pillage, le massacre, l’oubli. Contre notre propre auto-immunité » (Cixous, Ayaï 25).  

 

 

 

7. Derniers mots

 

Le 17 mars 2022 –soit un mois environ après l’invasion russe de l’Ukraine– Hélène Cixous écrit un texte intitulé « Dois-je parler ou me taire ? » qui constitue une réponse aux cris de souffrance provoqués par la guerre. Un dernier mot qui appelle de nouveaux mots sans que jamais la structure de la langue ne forme une communauté refermée sur son immunité.

 

« Eloquar an Sileam » ? se demande Enée par Virgile dans un souffle au livre III de l’Enéide, à l’instant où il hésite à évoquer l’horrible état du corps de Polydore, si transpercé de lances qu’il est devenu un buisson suintant sans cesse de sang

avons-nous le droit, ai-je la force, moi, témoin indemne des douleurs qui torturent mes semblables, de parler ?

dois-je garder le silence ? Ou bien ?

Comment garder la tendre distance qui ne trahirait pas la puissance des compassions ? Le besoin de pleurer ?

Et tandis qu’Enée se déchire intérieurement, Virgile se décide à faire entendre les Voix. Comment ne pas parler ? Comment parler ?

Quelle parole qui ne soit pas frelatée de littérature de luxe ? Questions si familières à tous les témoins serviteurs de la mémoire.

– Le juste ce serait le Cri, me dis-je. Mais j’ai déjà crié, me dis-je. J’ai déjà reçu les lances de la Guerre et j’ai lâché un Cri, ce genre de Cri qui s’élance jusqu’au ciel, mais en vain, comme l’a déjà regretté Rilke, et avant Rilke tout poète – car depuis Homère c’est le souci du poète – et après lui, Celan, et après Celan, l’Ukraine devenue cet immense personnage transpercé de coups, et qui ne se tait pas, qui fait trembler le grand Récit des siècles, encore une fois.

Le Cri, chant de colère et de douleur, premier mot perçant tout sommeil et toute indifférence, le Cri, en ces ténèbres-ci, a pour nom Ukraine !

Alors ça recommence ? !! la Guerre ? le Viol de la Vie ?

Et c’est comme ça qu’elle aura commencé la Littérature-fureur, par une explosion du cœur humain, par des soupirs en flammes.

Ce cri, je l’ai encore poussé naguère à Jérusalem. Et de même à Berlin il y a peu. C’était tout ce que j’avais à dire. Naturellement.

Quand j’avais 3 ans, il y a très longtemps – mais 1940 c’est si près – à Oran, à l’abri dans la cave, pendant l’alerte, je ne l’ai pas poussé : le monde entier n’était qu’un cri, avec hululements.

Dans la cave, il faisait noir, étouffant, comme dans une pré-tombe, mais j’étais protégée : mes parents veillaient et nous souriaient

A ceux qui sont réfugiés sous la terre, il faut un peu, un petit peu de sourires de parents, un peu de l’air de l’humaine tendresse

Je sens encore la sensation d’asphyxie et d’assourdissement dans la cave en bas de l’escalier. A l’époque 1940 je me berçais en chuchotant le mot qui respire : mamanmaman.

Aujourd’hui une parole ne cesse de clignoter sa lueur dans l’épaisseur sous la guerre : Oukraïna, Oukraïna. Nuit et jour je t’entends frémir Oukraïna, Oukraïna (Cixous, « Dois-je parler ou me taire ? »).

 

 

 

Bibliographie

 

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